Le Rhin! ah! c’est beau! c’est très beau!
A M. AUGUSTE MOREL.
Bruxelles. Mayence, Francfort.
Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j’ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions.
[...]
Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les malencontres de toute espèce se succédaient d’une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu’il a fallu presque de l’entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J’étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j’étais engagé par la Société de la Grande-Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d’importance et mettre le plus grand zèle à en préparer l’exécution. Et cependant, de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu’est-il résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade, et qu’il lui était en conséquence impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle était prima dona au théâtre, qu’on peut dire, sans exagération, qu’elle y est adorée; elle y fait fureur, fanatisme; et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa-Puget chantée par Madame Treillet. A l’annonce de cette catastrophe, la Grande-Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l’air leur eût subitement manqué, les Grands-Harmonistes se sont dispersés en gémissant; j’avais beau leur dire pour les consoler: «Mais le concert n’aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n’aurez pas le désagrément d’entendre ma musique, c’est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil!» Rien n’y faisait:
Leurs yeux fondaient en pleurs de bière,
et nolebant consolari, parce que Madame Treillet n’y était pas. Voilà donc le concert à tous les diables; le chef d’orchestre de cette Société si grandement harmonique, homme d’un véritable mérite, plein de dévouement à l’art, en sa qualité d’artiste éminent, bien qu’il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de Mlle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m’avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,
Jurait, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Que faire alors? s’adresser à la Société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l’admirable musique des Guides; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wery, et même de M. Fétis, qui tous, dans une occasion antérieure, s’étaient empressés d’exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis! Mais c’était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j’ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d’inquiétude sur les suites que pouvait avoir l’affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d’en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n’étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n’y pensais plus. Le Rhin! ah! c’est beau! c’est très beau! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l’occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications? Dieu m’en garde! Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d’ailleurs j’aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.
[...]
Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti, et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu’ils appartenaient sans doute à l’orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom, ces honnêtes artistes passèrent tout-à-coup de l’indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L’un d’eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères: «Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois l’ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!» Guhr arrive. C’est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants, son geste est rapide, sa parole brève et incisive; on voit qu’il ne doit pas pécher par excès d’indulgence quand il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales; c’est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l’entremêle, à chaque phrase, de gros jurements, prononcés à l’allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m’apercevant:
—Oh! c’est vous, mon cher! vous n’avez donc pas reçu ma lettre?
—Quelle lettre?
—Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire… Attendez… je ne parle pas bien… un malheur… c’est un grand malheur!… Ah! voilà notre régisseur qui me servira d’interprète. (Et continuant à parler français):—Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui avais écrit de ne pas encore venir; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs; que nous n’avons jamais vu une pareille fureur du public, et qu’il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.
—Le régisseur: M. Guhr me charge de vous dire, Monsieur, que…
—Moi: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j’ai très bien, j’ai trop bien compris, puisqu’il n’a pas parlé allemand.
—Guhr: Ah! ah! ah! j’ai parlé français, sans le savoir!
—Moi: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu’il faut m’en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mat.
—Guhr: Que faire, mon cher, les enfants font de l’argent, les romances françaises font de l’argent, les vaudevilles français attirent la foule; que voulez-vous? Je suis directeur, je ne puis pas refuser l’argent; mais restez au moins jusqu’à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pichek et Mademoiselle Capitaine, et vous me direz votre sentiment sur nos artistes.
—Moi: Je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?
—Ah! ah! ça se dit en famille. (Il voulait dire familièrement.)
Là-dessus le fou rire s’empare de moi, ma mauvaise humeur s’évanouit, et lui prenant la main:
—Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et Mademoiselle Capitaine, dont vous m’avez tout l’air de vouloir être le lieutenant.
(aus: Hector Berlioz – Voyage musical en Allemagne et en Italie, I)
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