http://www.fabula.org/lodel/acta Dans l'ensemble des publications consacrées à la littérature, Acta fabula sepropose de recenser les essais présentant de nouveaux objets théoriques,mais aussi les ouvrages collectifs qui, relevant d'un champ disciplinaireplus étroit, recèlent de réels enjeux de poétique générale. fr Spectres du nom & inventions de soi : la <em>Généalogie fantastique</em> de Gérard de Nerval http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6495

Le manuscrit que Jean Richer a intitulé La Généalogie fantastique est contemporain de la crise de délire de février-mars 1841 qui conduit Nerval à être interné d’abord dans la maison de santé de Madame Sainte‑Colombe, rue de Picpus, puis chez le docteur Esprit Blanche à Montmartre. Il se présente sous la forme d’un double feuillet, avec, dans la partie gauche, des éléments de la généalogie des Bonaparte et un récapitulatif de la fin du règne de Napoléon, et, dans la partie droite, « tête‑bêche » et comme en miroir l’un de l’autre, le côté paternel et le côté maternel de la généalogie personnelle. Dans la partie droite, l’écriture, d’abord appliquée, donne bientôt naissance à une sorte de jungle graphique, où, de part et d’autre d’un tronc d’encre, ou d’un rhizome poussant à la fois vers le haut et vers le bas, les lignées des aïeux, côté père, se ramifient et s’enchevêtrent, en s’ornant ici ou là de dessins ou d’un blason, et, côté mère, s’affinent en traits moins appuyés, s’espacent, ou se prolongent dans des tracés cartographiques ou des esquisses d’itinéraire.

Ce document fascinant avait fait l’objet déjà d’un commentaire admirable de Jean‑Pierre Richard, dans la première de ses Microlectures (Seuil, 1979). J.‑P. Richard y était attentif au « fonctionnement linguistique, thématique et fantasmatique » de ce texte, où l’identité, au lieu de se fixer dans le nom, s’y voyait indéfiniment disséminée, par décomposition des signifiants, sollicitation de figures étymologiques, traduction d’une langue en une autre, déplacement métonymique, ou glissement d’un territoire à un autre. La folie révèle à Nerval l’autre versant du langage ; et la force de la lecture de J.‑P. Richard tenait dans le rapprochement qu’elle opérait entre le texte délirant de la Généalogie fantastique, et l’écriture poétique elle‑même, telle que Nerval la découvre au même moment dans l’élaboration des sonnets qui entrent dans le genèse des futures Chimères, et qui, contemporains de la Généalogie fantastique, se caractérisent par la même hyperactivité sémiotique en même temps que par la même rigueur formelle.

En publiant et en commentant la Généalogie fantastique, Sylvie Lécuyer en déploie à son tour les significations avec une précision accrue et une intelligence admirable.

Son apport est d’abord philologique, puisqu’elle transcrit minutieusement le document, — en corrigeant des erreurs de lecture commises jadis par Jean Richer, et en comblant la lacune laissée par Jean Guillaume et Claude Pichois qui n’ont pas intégré ce texte dans les Œuvres complètes de Nerval dans la bibliothèque de la Pléiade, l’évoquant seulement ici ou là dans les notes.

Son apport est aussi historique, puisqu’en dépouillant des archives (fiches d’état civil ou documents militaires reproduits en annexe), elle prouve que les informations sur lesquelles s’appuie Nerval sont en effet « authentiques » (le mot est entouré dans le manuscrit de la Généalogie fantastique). Nerval, ici comme dans Les Faux Saulniers et Angélique, « n’invente rien » ; mais l’« authenticité » des noms, des lieux et des dates, ici comme dans Les Faux Saulniers et Angélique, ne protège pas du délire, mais plutôt le nourrit et, en quelque sorte, le catalyse, jusqu’à lui donner l’évidence d’une réalité de substitution.

Surtout, S. Lécuyer, en déchiffrant petits morceaux par petits morceaux le manuscrit — comme « en suivant la main de Nerval » (car le corps dans la folie est parlant) —, est la première à envisager vraiment le document dans son ensemble, à la fois pour en isoler les plus petits îlots de signifiance et pour en saisir la logique générale.

Celle-ci est clairement dégagée dans l’introduction et la conclusion : Nerval, ne pouvant croire en la réalité de ses origines, reconnues authentiques mais frappées d’inconsistance du fait du monnayage indéfini du nom du père dont elles découlent, se pare d’identités imaginaires, en s’inventant, comme dans le sonnet El Desdichado, des « filiations illustres », des « propriétés considérables » ou quelque « blason fabuleux ». Le travail le plus formidable de la Généalogie consiste dans la manière dont Nerval tend à substituer à la généalogie des Labrunie la généalogie des Bonaparte, — de telle façon que le nom, dans la logique de son déploiement, finisse par donner réalité à un fantasme œdipien selon lequel l’enfant, se proclamant fils de Joseph Bonaparte et se rêvant frère de l’Aiglon, ferait revenir vivante sa mère, que le père réel, médecin militaire dans la Grande Armée, a, quant à lui, laissé mourir en « froide Silésie », lors de la campagne de Russie.

La double page de la Généalogie, l’une consacrée aux Bonaparte, l’autre aux origines des Labrunie, trouve ainsi, sinon sa « raison », dirait Nerval, du moins son mode de « raisonnement » spécifique. Plus finement, le mythe napoléonien est tout entier contenu dans des concrétions verbales, mixtes de réalité et de fiction, dont S. Lécuyer délie la logique associative. Par exemple, lorsque dans la partie « maternelle » du feuillet droit, Gérard mentionne le clos de Nerval, dont le poète tire son pseudonyme (palindrome presque parfait du nom de la mère Laurent), il y voit un apanage qui serait « impérial » à plus d’un titres : d’abord parce qu’il est dit aussi le clos de Nerva (« il a conservé le nom du dixième des Césars » écrit Nerval dans Promenades et souvenirs) et qu’il est donc logiquement relié à Rome dans le tracé d’itinéraires de voyage que dessine Nerval ; d’autre part parce qu’il appartient au domaine de Mortefontaine dont Joseph Bonaparte a été l’un des propriétaires, et que, en outre, Mortefontaine renvoie à Schoenbrunn par le fait que Schoenbrunn (soit belle fontaine) vaut dans l’imagination nervalienne comme une formulation dénégative de Mortefontaine, et permet ainsi à la fois la superposition de Vienne et du Valois et l’identification de Gérard, orphelin, à cet autre orphelin que fut le Duc de Reichstadt, résidant à Schoenbrunn, soit le Roi de Rome, enfant légitime de Napoléon. Ce scénario fantasmatique illumine littéralement le nom du père Labrunie, puisque Nerval, évoquant le nom d’un Giuseppo Labrunöe dans la partie maternelle de la Généalogie, le transcrit alors en alphabet grec et le décompose en Lamb* – Bronos* – Brounos*, pour faire apparaître une racine grecque, Brontè*, le tonnerre ou la foudre ; or, au même moment, dans un sonnet du manuscrit Dumesnil de Gramont a dédié à Mme Ida Dumas, Nerval évoque un Napoléon voleur de feu (« Mais le César romain nous a volé la foudre ») ; et, dans une lettre (à Jules Janin, 16 mars 1841), il signe G. Nap. della torre brunya. Alexandre Weill raconte comment, venu visiter Nerval à la maison du docteur Blanche, Gérard lui dit : « Moi je descends de Napoléon, je suis le fils de Joseph, frère de l’Empereur, qui a reçu ma mère à Dantzig ». Dans la Généalogie fantastique, il n’est pas impossible que le scénario fantasmatique selon lequel le fils s’identifierait à un nouveau Napoléon, victorieux, se traduise dans le lapsus que commet Nerval en donnant à sa mère le prénom de Marie Victoire Laurence, que l’on ne trouve pas dans l’état civil : Les Mémorables aussi (à la fin d’Aurélia), comme El Desdichado, se terminent par une image de « Victoire », qui viendrait conjurer la fatalité de l’échec qui assombrit la lignée des Labrunie comme elle marque celle des Bonaparte. Le mythe napoléonien vaut donc comme un « mythe personnel » ; mais l’essentiel est que la Généalogie fantastique maintienne ce mythe dans une forme qui présente toutes les caractéristiques du langage du rêve : chaque terme ou motif y est surdéterminé, et la force générative du Nom procède des multiples valences des signifiants quand ils sont directement reliés à l’affect ou à la pulsion.

Le transfert d’identité des Labrunie aux Bonaparte rapproche la Généalogie fantastique d’un roman familial dans le sens freudien, mais d’un roman familial noté en pointillés et qui serait condensé dans la charge émotionnelle de quelques vocables. De ce point de vue, les perspectives que S. Lécuyer ouvre vers les essais proprement romanesques de Nerval sont très éclairantes : dans Un roman à faire, Nerval transcrit les lettres d’amour d’un chevalier Dubourget, qui a pour modèle un certain Justin Duburgua, mentionné dans la Généalogie fantastique, — signe que, même dans le roman, Nerval « n’invente rien », ou que « l’invention » elle-même vaut comme un « ressouvenir », — ainsi qu’il l’écrit dans la préface aux Filles du feu. De même, les événements de l’hiver 1839 à Vienne et de l’hiver 1840 à Bruxelles, rappelés dans la Généalogie fantastique où ils sont étroitement liés au destin de Napoléon, donnent matière à des tentatives d’élaboration romanesque — Les Amours de Vienne — qui n’aboutiront jamais que transfigurées dans Pandora et Aurélia, au-delà cette fois de tout roman.

Car le roman suppose une représentation relativement stabilisée des identités, de l’espace et du temps, qui ne peut donc accueillir complètement ce qui se joue de plus étrange dans la Généalogie fantastique. S. Lécuyer propose un autre rapprochement très éclairant : avec le Second Faust de Goethe, et avec l’analyse qu’en donne Nerval en 1840, quand il fait du royaume des Mères « un infini toujours béant » où tout, du passé, se conserve « à l’état d’intelligences et d’ombres », et où l’irréversible n’a plus cours. Le récit d’Aurélia aussi, rappelle S. Lécuyer, fait assister à cet éternel retour des Ancêtres, qui, dans la version primitive, est aussi un éternel retour des figures de l’histoire universelle. Comme le rêve de Faust, et comme les rêves d’Aurélia, la Généalogie fantastique élargit le « moi » à tous les points de l’espace et du temps, le multipliant en autant de reflets ou fragments, jusqu’à le perdre au seuil d’une « Nuit des temps », — dont Nerval voudrait qu’elle n’existât pas : « Il n’y a pas de nuit des temps », note‑t‑il au bas du feuillet droit, comme en commentaire de sa tentative généalogique.

Mais cette famille immense, à laquelle la Généalogie essaie de donner forme, a aussi sa face d’ombre, que S. Lécuyer souligne très bien : elle expose le moi aux fantômes des aïeux et aux revenances de l’histoire. En cela, la Généalogie fantastique est une forme de l’inquiétante étrangeté, soit du retour des autres dans le même, et de l’étrange dans le familier. En prolongeant la mémoire individuelle dans la mémoire infinie des siècles, elle dit aussi la propension du sujet à devenir, dans la folie, « tous les noms de l’histoire ». Ainsi de Nietzsche1. Ou de Aby Warburg.

Mais Sylvie Lécuyer montre aussi que, comme le récit d’Aurélia, les notations généalogiques auxquelles se livre Nerval à l’asile participent d’une thérapie intime. Non seulement parce qu’elles témoignent d’un « travail psychique sur soi » et misent sur la vertu cathartique des représentations. Mais surtout parce que le sujet s’y transforme en sujet d’une écriture, de telle façon que la folie, qui rivait Nerval au retour du passé, le cède à l’avenir possible d’une œuvre.

Faire le point dans l’océan mythologique du Pacifique : hommage aux femmes de la grande eau http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6496

« Thy name is woman… », « Ton nom est femme… ». On n’attendait pas moins de Serge Dunis, professeur de langue et littérature anglophone, qu’une référence discrète mais littérale à un célèbre monologue de Shakespeare… Mais si Hamlet se lamente sur l’inconstance féminine, S. Dunis montre au contraire dans son étude une remarquable constance : docteur d’État en civilisation des pays anglophones du Pacifique, il a écrit ou dirigé plusieurs livres sur l’histoire de cette aire géographique, dans le domaine de l’anthropologie et de l’ethnoarchéologie, ayant déjà consacré sa thèse, en 1971, aux Maori de Nouvelle‑Zélande. Admirateur de Lévi‑Strauss, auquel il a dédié, en 2008, le volume collectif Sexual Snakes, Winged Maidens and Sky Gods. Myth in the Pacific. An Essay in Cultural Transparency2, S. Dunis poursuit patiemment, presque opiniâtrement, la même enquête, de plus en plus vaste, sur les cultures du Pacifique. En 1984, il avait déjà publié Sans tabou ni totem. Inceste et pouvoir politique chez les Maori de Nouvelle‑Zélande, ouvrage suivi en 1990 d’une Ethnologie d’Hawaii, Homme de la petite eau, femme de la grande eau, en mettant à profit les mêmes voies d’analyse. Dirigeant à l’Université de la Polynésie française le DEA Imago Mundi, animé par l’équipe « Maui », du nom du dieu polynésien qui a « pêché » les îles du Pacifique pour leur donner naissance, S. Dunis a suscité autour de lui de nombreux travaux, dirigeant trois autres volumes, Le Pacifique ou l’Odyssée de l’espèce. Bilan civilisationniste du grand Océan (1996), D’Île en île Pacifique (1999) et Le Grand Océan. Le temps et l’espace du Pacifique (2004). C’est encore par de nombreuses communications et articles que S. Dunis a assis des théories de plus en plus ambitieuses sur le peuplement du Pacifique, élargissant l’aire géographique au‑delà du « triangle polynésien », vers Taiwan et l’Amérique du Sud en particulier.

Peu à peu, S. Dunis a repris à nouveaux frais l’examen de tous les indices possibles, au lieu de se cantonner dans un seul domaine ou presque, comme l’ont fait la majorité de ses prédécesseurs. Sa méthode apparemment éclectique ne lui a pas valu que des éloges, car il entendait tirer des conclusions d’un faisceau d’explications d’ordre factuel, technique, linguistique, artistique, mais aussi mythologique, botanique, naturaliste, météorologique… Son entreprise est proprement encyclopédique, ce qui peut sembler peu scientifique à certains « spécialistes » — tant le partage des disciplines peut rester férocement défendu — mais apporte en fin de compte la preuve de la fécondité des approches complémentaires. En outre, d’un point de vue académique, le statut de « civilisationniste » pour un angliciste place parfois le chercheur dans une situation plus fragile que, par exemple, des ethnologues patentés. Pacific mythology est la synthèse de près de quarante ans de travaux dédiés par S. Dunis au Pacifique, par‑delà les catégories du savoir et les barrières disciplinaires.

Comme inclassable, cette affirmation ne s’est pas toujours faite sans difficulté, et il faut bien souligner à quel point cet ouvrage est le résultat de plusieurs combats livrés par S. Dunis. En effet, il a dû affronter d’abord les théories bien implantées concernant le mode de peuplement des archipels du Grand Océan : la recherche sur ce terrain n’est pas, tant s’en faut, le privilège des francophones, relativement moins nombreux que leurs collègues anglophones, habitants du Pacifique ou de l’Amérique du Nord… Il a fallu aussi que S. Dunis s’impose dans ces milieux, ce qui n’était pas nécessairement acquis d’avance ! Du point de vue « théorique », certaines conceptions avaient acquis le statut de vérité intangible : il est toujours difficile de remettre en question des théories bien installées… Thor Heyerdal, par exemple, avait entendu démontrer que les vagues des voyages d’installation s’étaient propagées d’est en ouest, suivant les alizés, soit de l’Amérique du Sud aux îles du Pacifique : on se rappelle l’expédition du Kon Tiki, par laquelle il avait tenté en 1947 une démonstration grandeur nature. Utilisant un radeau comme ceux que les Amérindiens avaient conçus, il avait traversé effectivement de Lima aux Tuamotu, en cent jours, mais sans grandes capacités manœuvrantes. Il lui semblait impossible d’imaginer que les voyageurs remontent face au vent. Mais ce postulat présentait deux failles : d’abord les alizés ne sont pas complètement réguliers — ce que les récentes avancées dans la connaissance des phénomènes d’el Niño ont mis en évidence — ; ensuite il paraît au contraire assez imprudent de s’aventurer dans le sens du vent si l’on n’est pas sûr de pouvoir jamais revenir au point de départ. Inversement, en remontant contre le vent, avec des embarcations techniquement élaborées, on se laissait toutes les chances de poursuivre la traversée ou de faire demi‑tour pour boucler le périple. Cook déjà avait appris de son informateur Tupaia que les Polynésiens connaissaient les inversions du sens des vents et les utilisaient. De bonnes connaissances de l’astronomie leur permettaient en outre de se diriger. Grâce à l’étude du matériel archéologique de Taiwan, comparé aux sculptures polynésiennes, S. Dunis avance la théorie d’un peuplement depuis cette région asiatique, transporté vers le sud‑est à l’Âge de Jade. Il montre aussi que les navigateurs polynésiens, plus tard, ont aussi rapporté de leurs périples vers l’est, c’est‑à‑dire vers l’Amérique du Sud, la précieuse patate douce.

Autre idée reçue contre laquelle notre chercheur a dû se battre : les réticences de certains scientifiques à considérer l’étude des mythes comme révélateurs d’une histoire culturelle ; mais S. Dunis a été formé aux analyses fondatrices de Lévi‑Strauss, qui avait réussi à démontrer l’homogénéité de la culture amérindienne grâce à l’analyse systématique des mythes. Appliquant les mêmes principes, il a mis à profit sa connaissance approfondie des mythes en général, particulièrement polynésiens, hawaïens, marquisiens, néo‑zélandais, mais aussi, par la suite, amérindiens et austronésiens pour bâtir un véritable système. Ces histoires, qui peuvent être des épopées comme le Kumulipo, s’appuient sur des invariants : la rivalité et la complémentarité génésiques entre l’homme et la femme, au cœur des récits de création ; les éléments et productions naturelles, ainsi que les animaux (oiseaux — dont S. Dunis est un fin connaisseur et un adroit dessinateur —, poissons, mammifères marins, iguanes et autres), sont aussi soigneusement passés en revue pour donner au lecteur un aperçu complet de l’histoire : la formation géologique, les accidents climatiques, la faune et la flore influent sur l’installation humaine, l’expliquent et sont naturellement intégrés aux récits légendaires. Plusieurs ouvrages ont d’ailleurs paru sur ces questions dans les dernières années (en particulier aux éditions Haere Po) dont La Découverte de l’Océanie en deux volumes (2000, 2004), de Jean Guiart, ou ont été réédités, comme les Mythes marquisiens de Karl von den Steinen, un ethnologue allemand qui a recueilli ces histoires en 1898‑1899, ou les Mythes, légendes et traditions des Polynésiens, collationnés par Eugène Collot, en 1912‑1913.

Quelques points en particulier marquent l’originalité de l’ouvrage, organisé autour de quatre chapitres cohérents : dans la première section sont comparés des motifs des pièces de jade chinois archaïques et ceux des tiki polynésiens, également présents dans les poteries Lapita, les tatouages, les tapa (pièce de tissu en fibre). Certaines formes sont remarquables, comme les yeux ou la tortue, dont la signification cosmique est associée à la forme de la terre et du ciel. Dans la deuxième partie, S. Dunis rappelle l’histoire de l’Île des femmes : sur Tikopia, les femmes enceintes donnaient la vie par une césarienne mortelle, jusqu’à ce qu’un homme imagine de faire accoucher sa femme par les voies naturelles, procédé qui lui laissa la vie sauve. Ces mythes, comme d’autres liés à la sexualité et la procréation, sont aussi proches des éléments naturels, et sont partie prenante dans les cosmogonies. Aussi la figure de Maui s’impose‑t‑elle naturellement. Cela amène l’auteur, dans un troisième temps, à relire les épopées : en couplant ces textes avec l’étude des migrations des oiseaux, par exemple, les grands voyages de Drake et d’autres navigateurs — comme les contemporains de Cook ou les baleiniers —, ainsi que l’adoption de la patate douce, on voit comment procède S. Dunis pour construire son système : par une mise en concordance d’éléments qui ont longtemps paru disparates. La dernière partie — ou « envoi »,  comme si tout le livre n’était qu’une ballade, ou un chant de création — reprend l’image de l’île des femmes, nom donné aussi à la Martinique par les Amérindiens, et le mythe des Amazones, qui n’est pas fondamentalement différent du mythe polynésien des femmes s’accouplant avec les racines aériennes des pandanus. Bref, “Thy name is woman…” Les femmes et les mythes qui les entourent sont, somme toute, au centre de Pacific Mythology.

Au‑delà d’un utile remue-ménage dans le paysage académique de l’histoire et de l’anthropologie du Pacifique, il faut saluer le grand nombre de qualités réunies dans cet ouvrage. On ne peut retracer toutes les analyses menées dans cette étude, car S. Dunis a à cœur d’entrer dans le détail des sources et de viser à l’exhaustivité pour ne rien laisser derrière lui au hasard : le lecteur ignorant pourrait risquer de s’y perdre si l’auteur n’était pas toujours préoccupé de ramener sa démonstration à l’essentiel, avec une présentation systématique clairement structurée. On suit dans son exposé, jusque dans les moindres développements, le professeur brassant une érudition foisonnante ! On reconnaît l’enthousiasme communicatif de S. Dunis, qui montre, démontre, accumule, l’emporte, conclut.

La littérature ne perd pas ses droits non plus : au‑delà du clin d’œil à Shakespeare, les références sont loin d’être rares : l’ombre du Vieil homme et la Mer plane sur quelques pages, Moby Dick sur d’autres… Ainsi Mardi, une autre œuvre de Melville, proposée au programme d’agrégation de Lettres, se profile derrière les navigations labyrinthiques dans l’espace du Pacifique, en quête de l’île des Femmes.

En outre, l’agrément du volume est dû à son abondante illustration, mais qui se présente d’une façon aujourd’hui assez inhabituelle : en effet, l’auteur s’est approprié les représentations d’objets, d’oiseaux, de cartes, par le dessin classique, qu’il a lui-même réalisé à main levée, y compris pour la couverture : on est ainsi plus immergé dans les pratiques traditionnelles qui sont l’objet même et les sources du travail. Cependant, les illustrations étant groupées en début de chapitres, l’on regrette parfois que les références (certes présentes dans le texte ou dans la table finale) ne soient pas toujours directement adjointes aux dessins, ce qui aurait rendu leur identification plus aisée.

Signalons aussi un atout très important pour le curieux, l’étudiant, le chercheur résidant hors de Polynésie, à mettre aussi au crédit de l’éditeur Haere Pō : le volume, comme d’autres sur des sujets similaires et difficiles à consulter en métropole, est téléchargeable gratuitement sur simple demande. Cela ne remplace certes pas le livre, dont les illustrations sont évidemment plus plaisantes à regarder sur papier, mais c’est une commodité de travail bien appréciable.

L’atout enfin que possède l’ouvrage, pour la diffusion dans l’espace anglophone du Pacifique (et les spécialistes majoritairement anglo‑saxons), représente cependant la difficulté majeure, reconnaissons‑le, pour un lecteur francophone : le texte est intégralement rédigé en anglais. Mais le lecteur intéressé par l’anthropologie du Pacifique se sera déjà fait une raison : il faut savoir lire l’anglais pour profiter de l’abondante bibliographie sur le sujet disponible dans cette langue, et pour compléter la lecture des ouvrages que les éditeurs de Polynésie française, tout particulièrement, ont pourtant à cœur de proposer à ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette aire : ceux-ci retrouveront ici les méthodes chères à Lévi‑Strauss, les concepts de M. Godelier, les dessins de Jean Neyret pour les Pirogues océaniennes ou, ici et là, les travaux d’autres chercheurs français.

Signalons pour finir ce qui rend le livre d’autant plus cher aux amis de l’auteur : le dernier obstacle, ô combien plus pernicieux, contre lequel il lui a fallu combattre ; la maladie qui a affecté précisément l’organe par lequel il a osé faire porter une voix forte, originale et enthousiaste face aux réticences et aux remises en cause. Il a pu compter sur ses amis et collègues de longue date, dont Ben Finney, qui a préfacé l’ouvrage, Matthew Spriggs ou Jean Guiart (associé entre autres à l’hommage à Lévi‑Strauss, Sexual Snakes). Rédigé dans une période particulièrement cruciale de sa vie, comme l’indique le prologue même, Pacific Mythology est la somme, longuement mûrie, de ce que Serge Dunis avait en fait réuni des années durant et qu’il a décidé de mettre au net dans une sorte d’urgence : la rédaction est devenue alors une part de la thérapie et une victoire sur une force contraire… Heureusement que son dynamisme et sa persévérance, à tous égards, lui ont — et nous ont — encore tracé la route pour de nouveaux voyages dans le Pacifique…

Car qu’apporte un tel ouvrage ? Une utile mise au point sur les connaissances actuelles liées aux cultures du Pacifique, propre à convaincre les spécialistes ; une mise en correspondance des méthodes d’analyse en anthropologie, avec un hommage aux grands devanciers, en particulier français, comme Lévi‑Strauss, ainsi que des liaisons fructueuses entre la maîtrise de disciplines scientifiques comme la botanique ou la climatologie et l’étude des mythes, tout cela intéressant l’anthropologue ; enfin la synthèse entre littérature (orale ou écrite), langues, arts, rites et représentations collectives, ce qui doit éveiller l’attention des littéraires. Bref une nouvelle contribution au débat sur le partage des disciplines.

 La ruse comme clef de (re)lecture des récits tristaniens http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6482

Dans son livre Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du xiie siècle, Insaf Machta prend le parti d’aborder le mythe de Tristan et Iseut sous l’angle de la ruse, présentée comme le support d’une vision de l’amour et comme un élément constitutif de la poétique amoureuse. Partant du constat que « la question de la démarche déceptive et son articulation sur la représentation du vécu amoureux et l’idéologie romanesque demeur[ait] marginale dans les travaux consacrés au roman courtois » (p. 10), l’auteur se propose d’expliciter les rapports entre les ruses, celles des amants comme de leurs ennemis, et la vision de l’amour que révèlent les récits tristaniens du xiie siècle afin de montrer dans quelle mesure la ruse constitue un « support polémique de l’amour courtois » (p. 307 sqq).

Le corpus d’étude de cet ouvrage, fruit de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de la Manouba à Tunis, comprend ainsi les romans de Béroul et de Thomas, le lai du Chievrefoil et les Folies Tristan, mais il accorde également une attention notable aux versions allemandes de Gottfried de Strasbourg et d’Eilhart d’Oberg.

L’ouvrage, composé de trois parties, passe tout d’abord en revue les dispositifs de la ruse avant d’étudier la fonction de cette dernière dans l’économie du récit et de se clore sur sa portée idéologique.

Les dispositifs de la ruse ou l’aspect mouvant de la déception

Dans la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’analyse des dispositifs de la ruse, l’auteur dresse une typologie des différents stratagèmes mis en place dans les récits, distinguant les ruses purement matérielles de celles qui reposent sur la simulation ainsi que des stratégies discursives.

I. Machta commence par analyser les ruses qui reposent sur une exploitation ingénieuse d’une configuration spatiale, qu’il s’agisse de lieux de rencontre (le verger, le Mal Pas), de fuite ou de réclusion (la chapelle), en soulignant l’écho que trouve la lutte qui oppose les représentants du pouvoir aux amants dans ces situations, ainsi que la dialectique de la rencontre et de l’isolement, perpétuellement à l’œuvre.

Le second chapitre, consacré aux ruses matérielles, accorde une place prépondérante au signe et à son déchiffrement, à son interprétation. L’auteur analyse ici l’épisode de la fleur de farine, mais aussi la création d’objets (copeaux, branche de coudrier...) ou la transformation d’objets en supports d’une ruse. L’anneau en particulier donne lieu à un développement qui souligne cette double fonction de substitut de l’être aimé et de signe de reconnaissance que revêt l’objet tout en permettant à I. Machta de mettre en évidence les différences qui existent entre les versions de Thomas et de Béroul, cette dernière étant davantage ancrée dans une exploitation concrète de l’objet support de la ruse.

Vient ensuite l’étude de l’exercice langagier de la ruse qui se joue de « la porosité entre les catégories de vérité, de mensonge et de fiction » (p. 117) et se décline sur différents modes : l’énonciation d’une contre‑vérité (comme dans la scène du pin), le demi‑mensonge (à l’œuvre dans les serments équivoques) ou le recours à un discours mêlant propos fictifs et réels comme détour pour accéder à la vérité (le discours fantaisiste). L’étude des discours de Tristan, sous l’apparence du lépreux ou du fou, mène tout naturellement au chapitre sur le déguisement et la simulation, laquelle passe à la fois par la modification de l’apparence physique du personnage et l’adoption d’un comportement adéquat, dont I. Machta passe en revue les différentes actualisations. La ruse apparaît ainsi omniprésente dans les récits tristaniens, dont elle est souvent un élément déclencheur de l’action et le moteur de la narration.

Après une première partie essentiellement descriptive, l’ouvrage prend un tour plus analytique et la ruse est étudiée du point de vue de l’économie du récit.

Rôles et fonctions de la ruse dans l’économie du récit

La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à la genèse de la ruse et à ses schémas narratifs et met en évidence les disparités entre les récits. En effet, explique I. Machta,

L’étude de la genèse de la ruse et de ses variantes scripturales fondées sur les rapports qu’entretient le désir ou plutôt son expression avec le stratagème devant conduire à sa réalisation [...] permet de déceler la particularité que présente l’écriture de la ruse dans chaque œuvre du corpus. (p. 175)

Pour ce faire, elle analyse les conditions favorisant l’apparition de la ruse, qu’elle soit le fait des amants ou de leurs opposants, le roi et les felons. Du côté des amants, la contiguïté entre ruse et passion amoureuse est clairement établie et c’est cette dernière qui est à l’origine de la plupart de leurs stratagèmes. Après avoir rappelé comment la « démesure » de leur amour les a amenés à prendre des risques qui finissent par les trahir, l’auteur souligne le lien qui unit la complainte amoureuse à l’élaboration du stratagème, envisagé comme le dépassement du désir mortifère suscité par le manque de l’être aimé. Elle met également en avant les différences qui existent au niveau de l’expression du mal d’amour, tantôt doublement prise en charge par le personnage et le narrateur, tantôt par le premier uniquement. Elle montre également comment le désir d’asenblee constitue la « matrice de l’action rusée » (p. 170) et permet la poursuite du récit.

L’étude des motivations des félons, qui ne sont pas toujours clairement établies, met quant à elle en évidence des différences marquées entre les versions, qui accordent une place plus ou moins importante aux machinations politiques ou à la jalousie.

À l’étude de la genèse succède celle des schémas narratifs, opérée à partir des travaux de C. Brémond (« La Logique des possibles narratifs », L’Analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1981, pp. 66-82, 1ère éd. Communications, 8, 1966). À partir des trois fonctions énoncées par le critique (préliminaire, noyau et conclusive), I. Machta isole trois éléments du schéma narratif soit la crise (et la détermination de la conduite à tenir), la ruse et la satisfaction. Elle prend soin toutefois de subdiviser l’analyse de ces différentes fonctions selon la complexité du récit, distinguant les « séquences élémentaires », auxquelles correspondent les récits brefs tels que les Folies et le lai du Chievrefoil, de celles qui présentent des enchaînements de ruses et de contre‑ruses. C’est l’étude de ces dernières qui laisse apparaître les différences majeures entre les récits, notamment ceux de Thomas et de Béroul. Selon l’auteur, « ces différences ont trait principalement à l’écriture de la ruse et à son impact sur la tonalité du récit » (p. 239). La version de Thomas correspondrait ainsi à « une évolution de l’écriture romanesque et plus précisément à cette tendance à rattacher l’action accomplie à une intériorité et à une conscience qui peut se fourvoyer et qui se complaît aussi à cogiter sur ses errements » (p. 239). Au contraire, chez Béroul, l’enchaînement des ruses et contre‑ruses « nous met [...] en présence d’un antagonisme entre des actants relevant de sphères différentes » (p. 240), ce qui donne au conflit une portée politique, reléguée à l’arrière‑plan chez Thomas. Selon I. Machta, qui y revient régulièrement dans son ouvrage, il s’agit là d’une différence essentielle entre les deux œuvres.

Son analyse des schémas narratifs distingue globalement la phase de préparation de la ruse, qui peut parfois comprendre l’annonce du stratagème, de son actualisation et de sa portée narrative, mais propose également des ramifications et des subdivisions supplémentaires. À ce titre, il aurait peut‑être été souhaitable d’inclure dans ce chapitre des schémas qui auraient permis de mettre en évidence de manière plus visible les différences de fonctionnement entre les divers épisodes et sources ainsi que de saisir plus immédiatement les conclusions auxquelles aboutit l’auteur.

La ruse comme artifice narratif

Au‑delà des ruses des protagonistes, l’ouvrage d’I. Machta s’intéresse également aux stratégies mises en œuvre dans l’écriture ou la réécriture du récit auxquelles elle intègre notamment les interventions de l’instance narrative en faveur des protagonistes qui permettent « d’infléchir le cours des événements » ou encore de « relancer un récit menacé d’enlisement » (p. 242). En effet, elle explique :

[…] nous n’aurions pas parlé de démarche rusée si le revirement ne s’appuyait pas [...] sur des éléments concrets — généralement des objets — dûment rentabilisés par un narrateur voulant réorienter son récit dans une direction qui garantit la survie de l’histoire. (p. 242)

Les épisodes du saut de la chapelle, de la loge de feuillage et de l’anneau rappelant subitement Iseut à l’esprit de Tristan sont ainsi présentés comme autant de manifestations de l’engin du narrateur afin de sortir le récit de l’impasse dans laquelle il se trouve. La réécriture, caractéristique du mode de composition des œuvres médiévales, est assimilée à une démarche déceptive puisqu’envisagée comme un principe générateur de récit.

Par ailleurs, ce que l’auteur entend par « la réécriture de la ruse » (Partie 2, chapitre 3) et dont l’analyse porte principalement sur les Folies comprend notamment la remémoration, la réactualisation d’une action rusée. Dans ce chapitre, il s’agit également pour I. Machta de mettre en avant la « double postulation de la reproduction mémorielle et de la mouvance » (p. 255) de la tradition tristanienne, dont elle souligne la variété, en comparant les différentes actualisations de certains épisodes, notamment ceux de la fleur de farine et de la procédure judiciaire. Elle traite également des traces de la réécriture dans la tradition tristanienne, de la manière dont les auteurs, en particulier Marie de France, ancrent leur récit dans cette dernière et du « mirage des sources » auquel se retrouve confronté le critique littéraire.

Ruse et corteisie : contre l’idée d’un rapport antinomique

Alors que le récit tend à opposer de manière manichéenne felonie et corteisie, il semblerait que ces deux systèmes de valeur se rencontrent sur le terrain de la ruse « qui s’avère être une conduite et une disposition mentale qui participe des deux univers » (p. 275) entre lesquels elle oscille. I. Machta montre comment le texte, notamment par l’emploi de l’adjectif felon, renvoie les ruses des barons, qui instrumentalisent le drame privé du couple royal à des fins politiques, dans la sphère de la felonie. Si la notion est difficile à cerner, elle est néanmoins associée à la trahison, aux machinations et au chantage et tout à fait contraire au code féodal que les barons prétendent garantir. En faisant des ennemis du couple des felons, le conteur valorise le couple adultère dont la liaison amoureuse appartient au domaine de la corteisie. La ruse est souvent mise au service des amants, dont elle garantit la constance de l’amour et de l’engagement.

Analyse lexicale à l’appui, I. Machta soutient que l’ensemble du corpus tristanien s’inscrit dans la mouvance courtoise, réfutant ainsi l’opposition traditionnelle qui existerait entre une version commune et une version courtoise. Niant le prétendu caractère anti‑courtois de la ruse, dont elle reconnaît cependant qu’elle introduit parfois des attitudes peu conformes à l’idéal de corteisie, l’auteur appréhende au contraire « chacune des versions comme une actualisation différente de ce que l’on appelle le code courtois » (p. 305), ce qui la porte à envisager ce dernier, à la suite de R. Schnell (« L’amour courtois en tant que discours sur l’amour », Romania, 110, 1990, p. 72‑126 et p. 49‑56), « comme un phénomène discursif » (p. 306) plutôt que comme un code du comportement amoureux.

L’ouvrage s’achève sur la question de la transcendance et de la place du religieux dans les récits tristaniens.

En déplaçant le centre d’intérêt de la thématique amoureuse à la ruse, le livre d’Insaf Machta propose une analyse du corpus tristanien sous un angle particulier. L’auteur, qui souligne le caractère ondoyant et polymorphe de la ruse, appuie son travail par la confrontation régulière et féconde des similitudes et des divergences entre les différents récits, certaines versions permettant d’en éclairer d’autres. Toutefois, bien que l’auteur en soit consciente et qu’elle devance les réticences de son lecteur, on peut demeurer surpris par l’assimilation de certains éléments de la narration à des ruses, en particulier ce qu’elle désigne par « les ruses du narrateur » et certains éléments de discours, notamment lors du « délire » de Tristan. En somme, avec I. Machta tout devient ruse...

Par ailleurs, alors que l’auteur prétend distinguer la manière dont la ruse est mise en œuvre dans le corpus tristanien de celle observée dans les fabliaux ou le Roman de Renart, on peut regretter que les comparaisons ne soient pas davantage explicitées, si bien que le lecteur doit souvent se contenter des affirmations de l’auteur. Des démonstrations, textes à l’appui, auraient été les bienvenues.

Élaboration & réception de l'<em>Histoire naturelle</em> de Buffon : la littérature au service de la science http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6485

L'Histoire naturelle de Buffon est souvent considérée comme un monument. Monument au sens littéral puisque, du fait de sa longueur et de sa diversité, cette œuvre reste difficile à appréhender dans sa globalité. À cette difficulté s'ajoute sa popularité qui lui assure d'être pratiquement connue de tous mais rarement lue. Buffon est ainsi, dans un certain sens, victime de son succès : succès auprès du grand public qui croit le connaître et ne le lit plus ou alors seulement dans le cadre d'éditions de morceaux choisis ou remaniés pour convenir à une classe particulière de lecteurs ; succès auprès des publics savants qui le considèrent comme une figure importante dans l'histoire des sciences mais dépassée. Son caractère de monument au sens institutionnel du terme contribue ainsi à empêcher tout examen critique et actualisé.

Avec la postérité, l'image du naturaliste s'est d'ailleurs figée : les clichés ont pris le dessus et il reste, pour la mémoire populaire, un savant un peu désuet, engoncé dans ses préjugés et ses erreurs, pris au piège de sa tour d'ivoire. Pourtant, si Buffon jouissait de son vivant d'une réelle reconnaissance des milieux savant et mondain — il était homme de cour et participait activement aux débats et controverses des champs du savoir auxquels il s'intéressait —, cette reconnaissance ne le rendait pas inaccessible. Le statut d'auteur reconnu et admiré ne le laissait pas imperméable aux critiques. Son œuvre, et c'est tout l'intérêt de l'ouvrage que Maëlle Levacher lui consacre, est le résultat d'une compréhension fine des codes de son temps, des attentes de ses différents lectorats mais aussi d'un échange permanent avec ses lecteurs.

Le travail d'analyse de M. Levacher offre ainsi une vision plus nuancée, plus riche de l'Histoire naturelle et invite à une relecture de cette œuvre. En effet, trop vite jugée comme naïve ou comme un simple miroir des préjugés des classes dominantes de l'époque, l'Histoire naturelle est rarement lue pour ce qu'elle est : une œuvre de science mais aussi une œuvre littéraire écrite sur une longue période charnière à partir de laquelle les différentes disciplines vont progressivement s'organiser pour donner le cadre contemporain de segmentation des champs du savoir. Au fil de ce travail d'analyse, Buffon se révèle ainsi bien plus complexe que l'image qu'en donne la pensée populaire. Au‑delà des clichés, que le naturaliste savait d'ailleurs manier à la perfection, Buffon apparaît ainsi non seulement comme un homme de son temps, contrôlant parfaitement la rhétorique de l'époque, ses codes et habitudes, mais aussi comme un précurseur. Son œuvre est donc un « pur produit » du xviiie siècle, ne serait‑ce que par son ambition encyclopédique, mais elle est aussi un jalon important dans l'histoire des sciences, dans la mesure où elle n'oppose pas le savant et le grand public. Bien que le grand public dont il est question soit relativement restreint comparé à l'époque actuelle, cette vision de la science pouvant cohabiter avec la littérature est à la fois un dernier témoin d'un temps où les disciplines commençaient de se distinguer, mais aussi un ouvrage indéniablement moderne au sens le plus contemporain du terme : sans être un vulgarisateur au sens strict, Buffon n'établit pas de hiérarchie entre ses lecteurs et met à disposition de tous ses écrits, qu'il est possible de parcourir en fonction de son niveau d'intérêt et surtout d'expertise.

Dans cette recherche articulée en deux volets, M. Levacher dresse, dans un premier temps, un panorama de l'horizon d'attente des lecteurs de Buffon et donc également de l'univers culturel complexe du naturaliste. Dans un second temps, l'auteure s'attache à démontrer ce qui, jusqu'à présent, avait largement été minoré : la participation des lecteurs dans l'élaboration de l'Histoire naturelle et leur implication dans sa diffusion en France depuis ses premières éditions jusqu'à aujourd'hui.

Tout au long de son analyse, M. Levacher choisit de s'appuyer sur les théories consacrées par l'École de Constance à l'esthétique de la réception. Cette démarche aboutit à des résultats intéressants qu'une plus grande connaissance des études sur l'imaginaire aurait sans doute permis d'approfondir. En effet, l'auteure n'en a, semble‑t‑il, qu'une vision tronquée. Les études sur l'imaginaire ne promeuvent pas l'analyse psychologique des œuvres. Elles se focalisent sur le  fonctionnement de la pensée symbolique, en particulier sur le temps long. Il semble qu'une meilleure perception de ce domaine transdisciplinaire par essence aurait pu permettre à l'auteure d'aller plus loin dans ses analyses et peut-être de mieux cerner les mécanismes de transmission qui ont accompagné et assuré le succès de l'Histoire naturelle1.

À sa décharge, il faut rappeler que l'ouvrage de M. Levacher est issu de sa thèse de doctorat. A ce titre, son travail se devait de rester ancré dans sa discipline. Du fait des contraintes de l'exercice, le style est parfois un peu pesant (l'emploi de la première personne du pluriel par exemple), les expressions convenues comme si l'auteure s'observait elle‑même et se restreignait. De même, dans un souci bien légitime d'exhaustivité optimale, l'auteure a parfois tendance à fonctionner sur le mode du catalogue. Cependant, ces quelques réserves mises à part, il faut souligner le caractère novateur de ce travail et l'intérêt de son approche transverse de sa matière première : tout en restant dans le cadre de l'analyse littéraire, M. Levacher s'appuie sur l'histoire des sciences mais questionne aussi l'histoire des mentalités et le fonctionnement de la mémoire collective.

L’horizon d’attente des lecteurs contemporains de Buffon : une même communauté de pensée

Le succès rencontré par Buffon a eu tendance à en déshumaniser le souvenir. La première partie replace le naturaliste dans son époque, dont elle dresse un tableau vivant. Loin des représentations du savant enfermé dans son cabinet, le portrait qui se dessine de Buffon est celui d'un homme aux prises avec son temps, dans un milieu très privilégié certes, mais ouvert sur le monde, curieux et avide de nouveautés. Pour autant, cette curiosité et cette soif de savoir ne supposent pas une remise en question radicale des préjugés et des lieux communs de l'histoire naturelle que Buffon n'hésite pas à mettre au service de son propos.

La rhétorique des lieux communs : la mémoire collective et la science

L'analyse littéraire du texte de l'Histoire naturelle réalisée par M. Levacher met tout particulièrement en lumière les ressorts des lieux communs. La rhétorique des lieux communs, héritée de l'Antiquité, est parfaitement maîtrisée par Buffon. La méconnaissance de cet usage des lieux communs encore en vigueur au xviiie siècle est sans doute pour beaucoup dans les jugements hâtifs qui ont pu être fait de l’œuvre du naturaliste. En effet, si le lieu commun est un passage obligé, il est également un lieu de débat. En amenant son lecteur sur un terrain connu, l'écrivain peut le bousculer et l'entraîner vers d'autres explications du monde. L'éloquence de Buffon lui permet de manier avec brio la rhétorique des lieux communs. Certains de ses adversaires, effrayés par son pouvoir de persuasion, l'estiment dangereux pour le grand public. Cette verve et cette éloquence du naturaliste sont indéniablement des atouts. Mais cette faculté de parler — et d'écrire — avec les mots justes, de manier les émotions pour transmettre sa pensée plus efficacement est mise au service d'un véritable projet scientifique. Il ne s'agit pas de manipuler le lecteur, mais bien de transmettre des connaissances d'une manière plaisante.

Cet usage des lieux communs souligne l'importance des émotions dans la formation du jugement2. Le recours aux lieux communs repose donc sur une intuition juste : pour convaincre, il faut que son interlocuteur soit dans de bonnes dispositions. L'argumentation « froide » recourant aux seuls outils de la raison ne suffit pas. D'ailleurs, la raison elle‑même n'est jamais parfaitement objective. Le sujet pensant est, par essence, un être vivant soumis à des émotions, à l'influence de son milieu et de son histoire personnelle. À ce titre, le fonctionnement de la raison et la formation du jugement ne peuvent pas être considérés comme des mécanismes parfaitement logiques et objectifs. L'usage de la rhétorique des lieux communs par Buffon met ainsi bien au jour un phénomène qui peut sembler à première vue contradictoire : alors que le siècle des Lumières est considéré comme celui de la raison triomphante, ce maniement des lieux communs par l'un des plus grands scientifiques de l'époque est le signe d'une prise en compte de la part affective profonde de la raison — même si cette intelligence du fonctionnement de la pensée n'est sans doute pas totalement consciente. La raison et la science ne peuvent pas l'emporter sur les préjugés si elles ne s'appuient pas sur ces derniers pour mieux les démonter. La constitution de l'histoire naturelle en genre littéraire au xviiie siècle apparaît alors non plus comme une tare, une sorte de défaut de jeunesse pour une science qui aurait du mal à s'extirper des archaïsmes hérités des époques précédentes, mais bien plus comme la marque d'une compréhension particulièrement juste du fonctionnement de l'esprit humain. À ce titre, l'histoire naturelle comme genre littéraire semble bien plus à l'avant‑garde que ce que son succès populaire aurait pu laisser penser.

Lieu de débat, le lieu commun est aussi un jalon. D'ailleurs, Buffon le dénonce lorsqu'il ne va pas dans son sens (cf. p. 76) ou au contraire, s'en sert lorsqu'il vient conforter ses théories (cf. p. 77). Au fil de son œuvre, Buffon se dévoile ainsi un peu plus. Il choisit ce qui vient à l'appui de ses théories et rejette ce qui le contredit. Il s'agit là d'une attitude qui peut sembler peu scientifique aux yeux du lecteurs du xxie siècle. Pourtant, ce biais imposé par les convictions profondes est un écueil pour tous les scientifiques, quelles que soient l'époque et la discipline.

L'esthétique du sublime naturel

Le rôle des émotions dans l'argumentation est encore renforcé par le recours au sublime naturel. Tout au long de ses descriptions, Buffon ne se restreint pas à la belle nature maîtrisée. Il peint également la nature sauvage, hideuse, non aménagée par l'homme pour l'homme. Cette nature dépasse l'être humain, l'effraie et le fascine tout à la fois. M. Levacher montre ainsi que l'intérêt de Buffon pour la belle nature, harmonieuse et accueillante, est celui du savant et du philosophe : il décrit la nature telle qu'elle doit être pour l'homme et telle que l'ont imaginée les Anciens. Mais, en tant qu'écrivain, c'est la nature violente, hideuse, brutale, sauvage, qu'il valorise au fil de ses descriptions (cf. p. 124 sqq.). Cette opposition entre le beau, qui est source de sérénité, et le sublime qui transporte parcourt ainsi son œuvre. L'invention du sublime naturel à la charnière des xviie et xviiie siècles va prospérer au siècle suivant avec, entre autres, les développements du romantisme. Œuvre de science, l'Histoire naturelle se révèle également œuvre sensible, faisant appel à l'émotion esthétique pour mieux emporter l'adhésion de son lecteur. L'esthétique du sublime participe ainsi de la conquête de la conviction (cf. p. 156).

Au service de son projet, Buffon utilise fréquemment l'hypotypose pour subjuguer son lecteur. À ce titre, l'hypotypose fait donc figure de vecteur de transmission de la connaissance scientifique : en rendant sensible au lecteur une réalité à laquelle il n'a pas accès, elle lui permet d'y accéder mentalement. Dans ses descriptions, Buffon s'autorise quelques distorsions par rapport à la réalité. La recherche de la vraisemblance prime alors sur le récit fidèle car cet écart permet de toucher plus facilement l'imaginaire du lecteur, de susciter chez lui des émotions qui le rendront plus réceptif aux théories scientifiques défendues par le naturaliste. L'hypotypose n'est donc pas une arme de manipulation, mais bien d'enseignement par l'image, par le transport.

L'éloquence de Buffon, dont l'efficacité est décuplée par son usage des stéréotypes et du sublime naturel, est donc mise au service de la transmission du savoir. Loin de vouloir choquer ses lecteurs, Buffon choisit plutôt de les amener en douceur à revoir certaines de leurs positions. Le succès de son œuvre peut ainsi mieux se comprendre. Le naturaliste choisit en effet de ne pas affronter directement les préjugés de son temps mais de les contourner. Sa méthode rappelle celle de Socrate qui amenait, sans brutalité, ses interlocuteurs à revoir leurs propres jugements. Il est aisé de comprendre que cette méthode ait pu sembler peu scientifique à certains de ses pairs. Mais il faut reconnaître son efficacité. Derrière une apparente soumission à l'esprit du temps, Buffon oriente son lecteur et cherche à éveiller sa pensée, bien plus qu'à plaire.

La collaboration des lecteurs à l’élaboration et à la diffusion de l’Histoire naturelle

La seconde partie de l'ouvrage de M. Levacher porte sur la participation active des lecteurs de Buffon dans l'élaboration de son œuvre et dans sa diffusion. L'importance des échanges entre Buffon et ses lecteurs, dont témoignent ses citations de correspondance destinées à encourager la collaboration de ces derniers, montre à quel point il est indispensable de prendre en compte le lectorat pour comprendre les rapports entre science et littérature au xviiie siècle. Source de divertissement mais également d'enseignement, l'histoire naturelle est une sorte de nouvelle révélation qui enflamme les esprits avides de comprendre la place de l'homme dans la création (cf. p. 259).

Écrits savants et vulgarisation

Au delà de l'analyse de cette participation des lecteurs, l'un des aspects les plus intéressants de cette seconde partie de l'ouvrage de M. Levacher concerne l'étude des liens entre le savant et le grand public. Les écrits de Buffon sont publiés sur une longue période caractérisée par la propagation des débats scientifiques sur la place publique. La science et les problèmes qu'elle soulève deviennent l'affaire de tous. Cependant, malgré leur pénétration dans le grand public, les écrits de Buffon ne relèvent pas de la vulgarisation telle qu'elle est entendue à l'heure actuelle. Comme le signale l'auteure en introduction : « Buffon ne traduit rien » (p. 13). Il ne segmente pas son œuvre mais la rend accessible par un système de notes et de renvois à tout type de lecteur : du plus savant au moins familiarisé avec son sujet. Cette démarche fait écho à celle de Stephen Jay Gould (1941‑2002), paléontologue et vulgarisateur de talent, qui défendait l'idée qu'il était possible d'écrire des ouvrages à la fois pour ses pairs et pour le grand public. Buffon n'est peut‑être pas le premier à fonctionner de la sorte mais, du fait de son succès, il reste un modèle. En rédigeant des synthèses fluides permettant à tout lecteur de le suivre dans ses raisonnements, il facilite considérablement la diffusion de ses thèses. Mais en renvoyant ses pairs vers un appareil de notes et de preuves, il rend également possible la discussion scientifique.

Cette manière d'écrire, en rendant disponible à tous non seulement les conclusions mais aussi l'appareil critique, soulève des questions qui sont aujourd'hui d'une brûlante actualité. En effet, trop d'ouvrages dits de vulgarisation choisissent de masquer les controverses. Or, la seule vulgarisation acceptable est celle qui n'omet pas de rappeler que le statut de la vérité en science est, par définition, instable. Encore une fois, la démarche de Buffon se révèle être d'une grande modernité.

Au terme de ce travail d'analyse, Buffon apparaît donc comme un auteur complet : héritier d'une manière de penser et de codes qu'il maîtrise, mais aussi précurseur dans sa façon d'envisager la science comme l'affaire du plus grand nombre au même titre qu'un sujet de débat entre pairs.

Ses descriptions de la nature sauvage sont emblématiques d'une époque où le rapport à la nature change à tous les niveaux. Les sciences transforment les « mystères » de la vie en sujets d'études. Quant aux arts, alors que le beau s'affranchit du bien et du vrai au cours du xviie siècle, ils se défont, fin xviiie, de l'objet qui leur était assigné depuis l'Antiquité : l'imitation de la nature3. Ce changement accompagne celui du statut du sujet : l'individu émerge de manière spectaculaire, annonçant la période romantique dont la sensibilité de Buffon permet d'observer les prémices. L'œuvre de Buffon apparaît alors, du fait de sa large diffusion, comme un jalon important dans une société en ébullition qui allait voir l'histoire se précipiter.

Vauvenargues philosophe : pour une métaphysique de la liberté vraie http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6488

L’œuvre de Vauvenargues apparaît, dans le champ intellectuel et littéraire, comme celle d’un moraliste certes non dénué de talent, mais qui reste cependant un auteur mineur. Ce pourquoi beaucoup ne l’ont d’ailleurs pas lu. Quant à ceux qui l’ont fait, leur jugement peut trouver sa raison d’être dans différents facteurs que Laurent Bove, dans Vauvenargues ou le séditieux, s’attache à dégager au début de son ouvrage. Véritable enquête philologique, on comprend dans cette introduction passionnante que l’essentiel de la pensée vauvenarguienne a échappé à ses lecteurs pour des raisons qui tiennent autant aux préjugés des éditeurs successifs qu’à des malentendus parfois entretenus par Vauvenargues lui‑même, celui‑ci faisant en effet preuve de prudence dans le choix des textes à publier, et cherchant toujours à masquer son nécessitarisme1 et ses positions métaphysiques. Ainsi, des textes fondamentaux comme le Discours sur la liberté ou le Traité sur le libre arbitre n’ont été publiés qu’en 1806, et par un éditeur qui n’aura pas choisi les versions du texte les plus radicales…2 Gilbert, qui publiera à nouveau ces textes en 1857, croit pouvoir prévenir, dans l’ « Avertissement », que ces textes sont contradictoires avec le reste de l’œuvre, folies de jeunesse qui seront d’après lui abandonnées ! C’est donc cet essentiel de la pensée vauvenarguienne qui a longtemps échappé à ses lecteurs que L. Bove s’efforce de dégager après ce travail philologique, transformant radicalement l’image de Vauvenargues3 : d’un moraliste estimable, celui‑ci devient en effet philosophe doté d’une métaphysique qui le conduit, tant sur le plan éthique que politique, à soutenir des positions séditieuses.

Vauvenargues, métaphysicien spinoziste

C’est bien, dans un premier temps, de métaphysique ou d’ontologie qu’il s’agit dans cet ouvrage. L’idée est ici, comme le sous‑titre l’indique, Entre Pascal et Spinoza. Pour une philosophie de la seconde nature, de situer et d’identifier la pensée de Vauvenargues dans son rapport, implicite ou explicite, actuel ou virtuel, à des philosophes, afin de montrer la cohérence et la profondeur de sa réflexion éthique et politique, qui ne se réduit pas à celle d’un moraliste. Selon L. Bove, cette réflexion éthique et politique ne prend en effet tout son sens que dans et par un système conceptuel articulé à partir de l’affirmation, spinoziste dans son inspiration4, d’une Nature ou d’un Dieu comme puissance productive absolument infinie et immanente. Une telle thèse conduit à considérer qu’ignorer et/ou refouler ces soubassements métaphysiques ne peut que produire une méconnaissance totale de l’œuvre. Il faut donc réapprendre à lire Vauvenargues, au travers notamment de la pensée de Spinoza, que L. Bove connaît particulièrement bien puisqu’il est un éminent spécialiste du philosophe hollandais5. Finalement, ce livre semble écrit à deux, le commentateur réécrivant une part de l’œuvre restée trop longtemps inaperçue, le commenté constituant un spinozisme nouveau et original, teinté certes de thèmes pascaliens, mais surtout animé d’une sorte d’héroïsme impétueux propre à l’écrivain provençal.

Qu’en est-il précisément de cette métaphysique au fondement même des maximes et réflexions du moraliste ? Vauvenargues écrit :

Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action. De là la communication et l’alliance de tous les êtres. De là l’unité et l’harmonie dans l’univers. Cependant,  cette loi de la nature si féconde nous trouvons que c’est un vice dans l’homme. Et parce qu’il est obligé d’y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu’il est hors de sa place6.

Cette affirmation, « décisive » selon L. Bove, ne doit pas être comprise dans un sens mystique (ce qui est arrivé), encore moins poétique, mais dans le sens d’une ontologie dynamique qui identifie l’être avec la puissance, la puissance avec l’action, et soutient une nécessité immanente de la productivité de la nature, productivité qui s’accomplit en et par7 l’homme notamment. « L’unité et l’harmonie » ne doivent pas davantage être conçues à l’aune d’une perspective téléologique (et forcément théologique) lisant dans l’univers la marque d’un ordre divin transcendant. On pourrait dire qu’il ne s’agit pas pour Vauvenargues de penser un univers apparemment contradictoire réconcilié dans l’optique de la grâce ou de la bonté divine, mais d’une conciliation du multiple qui trouve son unité dans sa dépendance à l’égard de ce qu’on appellera, comme on voudra, Dieu ou la Nature. L’unité et l’harmonie sont à entendre en un sens si peu téléologique, que Vauvenargues n’hésite pas à parler parfois de hasard plutôt que de nécessité8. L’ontologie vauvenarguienne est donc au plus loin d’une théologie chrétienne, le Dieu du philosophe provençal n’ayant pas grand chose à voir avec celui, par exemple, de Pascal. En effet, par-delà l’influence du penseur janséniste, souvent cité par Vauvenargues (au contraire de Spinoza, auquel il est fait une seule fois allusion dans son œuvre) et réellement admiré, s’énonce une philosophie de l’affirmation de la vie qui transformera radicalement, nous en reparlerons, le sens des concepts pascaliens mobilisés. Selon Vauvenargues, « Pascal sest trompe dans son sistème » (sic) en ce qu’il se fonde sur « bien des principes faux »9.

Cette métaphysique authentiquement spinoziste ne se révèle jamais aussi bien que dans les œuvres de Vauvenargues portant sur la question ô combien délicate du libre arbitre, question dont on a longtemps, nous l’avons dit, ignoré ou refoulé l’importance ou la signification. L. Bove montre de façon extrêmement convaincante le caractère central de ces textes que sont le Discours sur la liberté et le Traité sur le libre arbitre10, traité où se trouve défendue la thèse d’une « dépendance totale et continue » de l’homme à l’égard de Dieu qui n’est jamais que puissance de production de la nature (et non pouvoir créateur) selon des lois immanentes. Dépendance ne signifie en rien fatalisme ou destin, en ce que cette nécessité des lois de la nature passe, encore une fois, « dans et par » l’action humaine, de façon absolument immanente. Contre le libre arbitre, qui rendrait incompréhensible la puissance du désir et de la volonté, et ferait de l’homme un « empire dans un empire » selon l’expression de Spinoza11, Vauvenargues voit dans la libre nécessité le plus haut degré possible de liberté : être libre, c’est d’abord agir et penser d’après les seules lois de notre nature, « par nous-mêmes » si l’on veut, c’est-à-dire indépendamment des contraintes extérieures, selon une « causalité intrinsèque ou causalité propre de l’être qui se déploie singulièrement selon l’affirmation même de Dieu »12. Il ne s’agit nullement ici d’un fatalisme ou d’une prédestination qui gouvernerait de l’extérieur les âmes et les corps.

On dira que cette liberté comme libre nécessité est déprimante et immorale, déprimante en ce qu’elle annulerait la faculté de choisir de l’homme, immorale en ce qu’elle ruinerait toute légitimité du jugement. Pour ce qui concerne la première difficulté, Vauvenargues répond, non sans humour comme le remarque L. Bove : « La nécessité nous délivre de l’embarras du choix »13, et restaure ainsi « l’innocence du devenir », pour reprendre une expression de Nietzsche. La seconde difficulté trouve ici‑même sa solution : cette innocence restaurée autorise en effet une disposition hautement morale : « L’humanité, cette belle vertu qui pardonne tout, parce qu’elle voit tout en grand »14. Spinoza l’avait déjà montré : la nécessité, loin d’annuler toute morale, délivre celle-ci de tout moralisme, c’est-à-dire de la haine, de la culpabilité et du ressentiment, ainsi que de la croyance au mal, au profit d’une compréhension de l’homme et de ses actions, compréhension qui conduit à une certaine sérénité de l’âme. Mais c’est alors à une toute nouvelle conception de la vertu que nous conduit la métaphysique vauvenarguienne, qui d’abord restaure les droits du corps et des désirs, et refuse tout devoir être extérieur à l’être et censé normer celui-ci par des impératifs, impératifs tournés contre ce que Vauvenargues appelle la « force active » ou « puissance d’agir »15. La morale entendue comme système du jugement s’institue, dans sa haine des passions et de la vie, comme « tyran des faibles » et appauvrissement de la force vitale, non seulement du corps, mais aussi de l’âme : «  Le corps ne souffre jamais seul des austérités de l’esprit ; l’âme s’endurcit avec le corps »16.

Le philosophe moraliste contre la « moraline » philosophique

C’est donc une réinvention de la vertu, fondée sur une métaphysique de la puissance, que L. Bove lit dans l’œuvre de celui qui n’est plus seulement un moraliste, mais un authentique philosophe. Mais c’est sur ce point que se marque une première différence avec le spinozisme. En effet, si, à l’instar de Spinoza, la vertu est identifiée à l’affirmation de la puissance d’agir et de penser et est ainsi ramenée à sa stricte unité avec le déploiement plein et entier de son être, Vauvenargues semble parfois accorder davantage de vertu à l’action rayonnante et glorieuse, parfois même à la passion de domination, qu’à la seule connaissance rationnelle de ses affects. L. Bove remarque que sur ce point, Vauvenargues « relie, selon l’affirmation de ses propres forces et par-dessus l’esprit d’un siècle que notre moraliste jugeait aussi frivole que suffisant, les deux philosophies les plus bouleversantes dont l’esprit humain ait été capable », entendons celles de Spinoza et de Nietzsche17. Certaines affirmations font ainsi pencher le « moraliste » du côté non plus seulement d’une éthique de la puissance, mais aussi du côté d’un certain immoralisme. Cependant, si Vauvenargues énonce une certaine primauté du sentiment sur la raison démonstrative, et voit une possible indépendance, selon les circonstances, entre la vertu et la vérité (ce qui le démarque de Spinoza et explique qu’il puisse penser une « grandeur d’âme » dans des actions non seulement séditieuses, mais aussi criminelles18), Bove soutient que seule la filiation spinoziste permet de résoudre l’apparente contradiction entre un certain nietzschéisme souvent remarqué par les commentateurs du xxe siècle, et une pensée de la vertu comme bonté et humanité19.

En effet, l’héroïsme vauvenarguien, son goût pour l’action, le conduit à soutenir dans certains textes le caractère vertueux de l’ambition de domination, au plus loin semble-t-il de ce que l’on appelle la vertu : « La vertu combat. S’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix »20. En effet, agir vertueusement peut s’identifier, pour Vauvenargues, à « travailler pour la gloire » et affirmer notre puissance « aussi loin qu’on peut », et il s’agit là de s’étendre, par la gloire, en dehors de nous, par le déploiement notre action21. Cependant, L. Bove remarque : « on ne saurait s’affirmer et s’étendre sans se traverser »22 ; appeler cela « vertu » n’est pas sans poser quelques difficultés. Mais ce serait, selon l’auteur, un contresens que d’identifier sans autre forme de procès, comme nous l’avons fait, ambition de gloire et ambition de domination, et c’est ce que la filiation spinoziste permet de penser. En effet, tandis que l’ambition de gloire ne nous conduit qu’à l’expansion de notre être dans le réel, par la production même du réel (dans l’action, la création), sans autre fin que la causalité propre de notre nature ; l’ambition de domination est, quant à elle, un effet second et non nécessaire, quand l’amour de soi se mue en amour-propre, et que notre gloire passe par la conquête de la conscience d’autrui. Ce n’est que parce que Vauvenargues insiste davantage sur la vertu historique et concrète, qu’il tend souvent à identifier vertu et affirmation de soi par la force ou l’éclat. Et c’est surtout sous l’effet des « circonstances » qui font « obstacle à l’exercice de la puissance d’agir » que naît le désir de subjuguer et de conquérir. C’est alors que la « grandeur d’âme » peut se manifester dans des vices plutôt que dans des vertus, mais cela est, dira Vauvenargues, « nécessaire »23, notamment quand la vraie vertu n’est pas reconnue à sa juste valeur. Le spinozisme de Vauvenargues permet donc à l’auteur de résoudre l’apparente contradiction relevée jusqu’alors dans l’œuvre du moraliste provençal.

Reste que c’est un spinozisme original ; et L. Bove ne se garde pas de souligner les séditions que fait l’auteur de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, à l’égard de la pensée du philosophe hollandais. Vauvenargues réalise une philosophie au croisement de Spinoza donc, mais aussi de Locke dont il reprend notamment le concept d’inquiétude (ainsi que celui de « puissance d’agir », que Vauvenargues ne peut pas tenir, selon l’auteur, du spinozisme exposé dans l’ouvrage de Boulainvilliers), et de Pascal, dont il reprend les réflexions sur la condition misérable de l’homme. Mais c’est là qu’on comprend ce qu’est un philosophe selon Vauvenargues : ce n’est pas quelqu’un qui invente quelque chose de nouveau, mais bien quelqu’un qui concilie, selon sa nature singulière, la multiplicité des vérités déposées dans le temps et l’espace24. En effet, si Vauvenargues est profondément affecté par le sentiment de la finitude de l’homme et de sa misère, du vide et de l’imperfection qui le constitue, sentiment absent d’une perspective spinoziste, ce sentiment n’est pas source de nostalgie d’un état de repos perdu, et n’est pas un affect affligeant s’originant dans la chute adamique. Au contraire, il relance l’activité comme résistance à la fortune, et ne fait qu’un avec l’élan vers toujours plus de joie du conatus : « Loin donc de nous faire perdre le sentiment de nos forces, le sentiment de notre finitude, naturellement, le rappelle, l’aiguillonne, l’augmente »25, et ce parce que « le sentiment de nos misères nous pousse à sortir de nous-mêmes et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous porte par l’espérance »26. Le désir n’est ainsi nulle part animé par un manque à être qui travaillerait vainement à se rendre infini et à atteindre un repos dont nous serions la nostalgie ; au fond, le tragique de la condition humaine et de ses contrariétés, souligné par Pascal, est dépassé vers ce que nous appellerons, faute de mieux, un drame de l’existence, drame qui n’a rien de triste mais est pleinement action. Conciliation donc des contrariétés, tant sur le plan théorique de l’histoire de la philosophie que sur le plan pratique du désir, qui s’exprime dans ce commentaire de L. Bove : « Pour Vauvenargues, c’est le “divertissement” qui est le vrai »27. C’est dire en effet qu’il n’y a qu’un monde et qu’une nature humaine, la seconde dans la perspective de Pascal, perspective qui se trouve ainsi rabattue sur le seul plan d’immanence de la nature : on a bien là un spinozisme aux teintes pascaliennes.

La suppression de toute référence à une quelconque transcendance conduit à considérer que la vertu n’est jamais que ce que l’on peut, et non pas ce que l’on doit. Reste que, bien souvent, ce que l’on peut est contrarié, notamment par ceux qui nous disent ce que l’on doit. C’est ici qu’apparaît la nécessité de la sédition. L’ambition de gloire, déploiement du conatus, est aussi effort de résistance à ce qui empêche le déploiement de la vertu singulière, à savoir la raison et la morale abstraites du philosophe ou du théologien, mais aussi la domination des riches ou de l’État. Alors que Pascal, auquel Vauvenargues doit par ailleurs beaucoup jusque dans le domaine de la philosophie politique, maintient une distinction théorique entre la justice et la force, le monde de la seconde nature gardant toujours les traces de la première nature, l’auteur du Discours sur l’inégalité des richesses affirme quant à lui l’identité radicale droit — puissance, identité assise sur une métaphysique de l’univocité de la nature et sur une absence de transcendance. Aussi, c’est jusque dans la philosophie politique que, « sous le discours d’apparence augustinienne, pointe la matrice ontologique d’une théorie de la positivité du fini et la subversion immanentiste »28.

Une philosophie politique de la sédition

Vauvenargues s’inscrit dans cette lignée de penseurs qui va de Machiavel à Marx en passant par Pascal et Spinoza, qui tous refusent la représentation juridique du pouvoir et la théorie artificialiste du contrat. La raison et le droit comme principes de détermination de systèmes idéaux de gouvernement sont écartés, au profit d’une attention donnée aux mécanismes réels de production et de reproduction du pouvoir historique et concret. Aussi L. Bove relève‑t‑il les emprunts que fait le moraliste à la théorie pascalienne de la pratique politique, qui met au centre de cette pratique la force, la coutume et l’intérêt, et parle en terme de légitimation, non de légitimité. Ce n’est pas un des moindres apports de l’ouvrage que de souligner l’importance que revêt l’œuvre de Boulainvilliers, dont l’ouvrage d’histoire l’État de la France a joué un rôle crucial pour le jeune Vauvenargues : celui-ci peut en effet y lire une histoire politique où sont mobilisés en acte les principes de Machiavel, Pascal et Spinoza. Mais L. Bove remarque encore son originalité vis‑à‑vis de Boulainvilliers et de Pascal, en ce qu’il ne s’inscrit pas dans une perspective conservatrice qui verrait dans la paix la fin ultime et, au fond, le seul garant de la légitimité29.

La philosophie de la puissance est aussi une philosophie qui affirme la positivité de la puissance, l’affirmation de l’action contre le caractère attristant et mortifère du repos : « la guerre n’est pas si onéreuse que la servitude »30. Elle vaut donc mieux que la paix, si du moins on entend dans la paix le repos du désir et l’extinction de l’ambition de gloire. Ce sont les rapports de force, la guerre, les passions et les intérêts (mais surtout les passions) qui font la dynamique de l’histoire et de la culture, qui n’est jamais que l’effet de la dynamique même de la nature : « La nature nous pousse à sortir de la nature comme l’impétuosité d’une rivière rompt ses digues et la fait sortir de son lit »31. Si cette sentence peut concerner au premier chef les productions de l’art, il faut aussi considérer que la nature, par le biais des passions, notamment de gloire, impose parfois de sortir de l’ordre politique et économique établi qui, étant établi, fonctionne comme nature. On retrouve ici la tonalité propre à la philosophie de Vauvenargues, d’inspiration spinoziste, et au plus loin du conservatisme pascalien.

Certes, Vauvenargues n’est pas un penseur révolutionnaire, si l’on entend par là un utopiste nihiliste qui ne croit qu’en des cités idéales, et ne cesse de maugréer contre la réalité historique. Au contraire, et ce n’est paradoxal qu’en apparence, le philosophe s’attache, à l’instar de Machiavel, à la vérité effective, ce qui le conduit même à chercher son modèle historique jusque dans la personne du roi Louis XI. C’est à cette occasion que L. Bove relève un concept tout à fait intéressant et original pour penser la réalité politique : c’est le concept de « familiarité ». Vauvenargues voit en effet en Louis XI un prince « populaire et accessible » qui, par son commerce régulier et familier avec des gens de toutes conditions, connaissait particulièrement bien les qualités de ses sujets, et pouvait les mobiliser à bon escient, dans une conciliation du multiple qui fait l’unité et la persévérance, autrement dit la vertu, de l’État. La durée de l’État est assurée moins par une Raison d’État, une science de l’État ou une politique de l’intérêt, que par la familiarité que l’âme de l’État entretient avec la diversité du multiple. La théorie de l’institution politique se trouve ainsi en cohérence avec l’éthique, toutes deux étant fondées sur une même métaphysique : en effet, la familiarité est la « génération en acte d’une rationalité stratégique et prudentielle de l’État, dans et par l’activité d’une âme Louis XI qui est la puissance d’agir de l’Etat continuellement régénérée par l’intégration immanente et inventive de la puissance de tous »32.  Vauvenargues va jusqu’à voir dans ces vrais politiques des modèles pour les philosophes33 qui, nous l’avons dit, feraient mieux de concilier que d’inventer, et de se familiariser plutôt que de raisonner abstraitement. Le vrai philosophe, comme le vrai politique, est celui qui se fait immanent à la dynamique plurielle et productive du réel, car « La vérité court les rues »34. Par son goût pour l’universel, le philosophe a trop tendance à ignorer les singularités, les multiplicités, et en vient bien souvent à justifier l’injustifiable, raisonnant sans sentir. Au contraire, Vauvenargues place au cœur de la pratique philosophique le sentiment, qui n’est pas l’irrationnel, mais est raison et amour naturels qui permettent à l’esprit de se faire immanent à la réalité35.

Ainsi, et c’est là un exemple privilégié, l’expérience de la pauvreté sera un moteur pour la pensée vauvenarguienne, au plus loin d’une raison théorique occupée à trouver des raisons à ce qui n’en a pas. La sensibilité du philosophe séditieux à la misère le conduit à voir dans les inégalités une barbarie comparable à celle des sacrifices humains aux divinités païennes36. L’exploitation et la violence se sont peut-être euphémisées, elles n’en sont pas moins cruelles et injustes, et appellent un désir (naturel) de résistance et d’affirmation de sa liberté. Vauvenargues va alors se faire penseur du mouvement ou du désir révolutionnaire, réel et concret, autrement dit, séditieux. Ainsi, après avoir souligné que selon Vauvenargues « la raison de l’économie politique enseigne qu’on ne peut quasiment rien toucher à l’ordre établi », dans un discours étonnamment proche de nos experts économistes actuels, Bove s’empresse d’ajouter : « on ne peut pas non plus s’opposer à l’espoir et à la volonté des hommes de modifier leur vie » ; et de citer les Fragments sur Montaigne : « on ne peut empêcher les hommes d’innover, parce qu’on ne peut les empêcher d’aimer la gloire et le changement ni leur ravir l’espérance d’améliorer leur condition ». La même nécessité qui veut que la puissance soit toujours en acte fait qu’il y a persévérance dans son être, que cela implique la perpétuation de l’ordre établi ou sa subversion : « le changement est dans l’ordre »37, ou, comme l’écrit Vauvenargues dans les Caractères : « Le changement est la loi des hommes comme le mouvement est la loi de la terre »38.

Et c’est sur ce point que vont se révéler les conséquences subversives de l’ontologie dynamique du moraliste, spinozisme teinté d’héroïsme dramatique. L’absence de passion des hommes dits « raisonnables » et « vertueux » qui se donne en spectacle dans les allées principales du jardin du Luxembourg n’a pas la faveur de Vauvenargues :

Tandis que dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères, des femmes que la loi de la nécessité condamne à l’opprobre, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité. Il me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés, mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie séditieuse »39.

Nulle part peut-être l’apport de l’ouvrage de L. Bove ne se révèle autant qu’à la lecture d’un tel texte. On ne peut plus le lire sans songer à sa dimension philosophique, tant éthique que politique, fondée sur des principes métaphysiques forts. Tout y est : la valeur des passions, la redéfinition de la vertu comme ambition de gloire, seulement empêchée par des circonstances extérieures40, le sentiment de la misère et de la finitude, conciliée à un certain plaisir et à un effort pour résister et s’affranchir ; mais aussi l’âme du philosophe, vrai politique, qui se fait le familier de ces séditieux, et les concilie, chacun pris dans sa singularité, dans une unité du mouvement dynamique des passions. Et Vauvenargues, qui se plaît en la compagnie des séditieux, se voit lui-même en séditieux. Nulle contradiction, encore une fois, entre son goût pour l’armée (il était militaire), ses efforts soutenus pour avoir un poste dans la diplomatie, et son goût pour la subversion. Vauvenargues est l’exemple même de cette conciliation de ce qui n’est qu’en apparence contradictoire, conciliation explicable uniquement à partir de cette ontologie à laquelle nous n’avons de cesse de renvoyer, conformément à ce que nous montre Bove. C’est donc sous le signe de Clodius, le célèbre tribun romain, que l’on qualifierait certainement aujourd’hui de populiste, que le moraliste s’inscrit dans un mouvement de sédition : dans les Essais sur quelques caractères, il enseigne ainsi

qu’il faut que tout change, que rien n’est stable, que le mouvement est une fatalité invincible ; que les opinions, et les mœurs qui dépendent des opinions, les hommes en place, et les lois qui dépendent des hommes en place, les bornes des États et leur puissance, l’intérêt des États voisins, tout varie nécessairement : or, il est impossible qu’un État où tout varie, et qui voit tout varier autour de lui, ne change pas à son tour de gouvernement41.

L. Bove souligne que la sédition doit être pensée comme affirmation de la liberté, c’est-à-dire de la puissance, conatus qui résiste à ce qui l’écrase et se déploie dans l’ambition de gloire, voire de domination. C’est encore une fois le caractère affirmatif de la philosophie de Vauvenargues qui fait voir, même dans le soulèvement contre l’ordre établi, la pleine activité de la vertu. Quand l’amour de soi se voit malmené par des circonstances extérieures, le droit étant identique à la puissance, on peut défendre un droit à la sédition, ou plutôt, un droit de sédition. C’est dans la révolte que se reconstitue le « conatus politique »42.

Conformément à son modèle Clodius, Vauvenargues articule « sa propre sédition intellectuelle et affective, à celle, sociale, qui sourd pratiquement dans le réel des « allées détournées » de la modernité »43, se faisant le familier et le conciliateur des misérables et des asservis : si « Le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches »44, il ne s’agit pas de compatir tristement à leur sort, mais bien de prêter attention à la riche diversité qui constitue ce qu’il convient d’appeler le peuple : « Par un véritable déplacement ontologique et historique, la misère est devenue le lieu intense de l’être vivant multiple, écrasé, dispersé, éclaté, mais aussi puissamment traversé par le désir de changer de fortune et le puissant désir d’innover »45. Nulle contradiction avec le fait de poser Louis XI comme modèle politique (quelle que soit la correspondance du modèle avec la réalité historique) : il s’agit toujours de valoriser l’ouverture à la multitude, affirmer la multiplicité des êtres contre l’Un dominateur (Raison moralisante, État ou Marché qui imposent leur ordre). L. Bove relève d’ailleurs : « La disponibilité à l’étranger, corrélative du refus de la fixation identitaire (à son état, sa province, sa nation…) est manifeste chez Vauvenargues. L’humanité des hommes produit et se produit de ses différences. La multitude, dans sa diversité, est donc un creuset philosophique par excellence »46. L’idée selon laquelle la nature est puissance productive, et que « tout est action », conduit nécessairement à poser les causes de l’asservissement et du repli non dans la raison, ni dans un ordre téléologique ou théologique, mais bien dans les rapports de force arbitraires de l’histoire. Et si la nature est puissance, tout homme aspire à la liberté, c’est-à-dire à déployer sa puissance, et ceux qui raillent le peuple pour sa servitude passive, feraient mieux de se familiariser et de concilier cette diversité, d’en devenir, peut-être, l’âme, et de l’accompagner dans une dynamique de gloire et d’amour de soi. Ainsi Vauvenargues fait-il dire à Clodius :

N’appréhendez pas que le peuple vous manque : si vous abattez la tyrannie, doutez-vous que ce peuple, qui baise à présent sa chaine, ne s’accoutume bientôt de même à la liberté ? Ce peuple est avili ; mais, mes amis, c’est le gouvernement qui forme le caractère des nations47.

L’étonnante actualité de Vauvenargues ne repose-t-elle pas, finalement, sur le fait qu’il concilie avant tout autre divers éléments épars à son époque : la disparition définitive des valeurs antiques, la suprématie triomphante du capitalisme et de l’Etat au service des intérêts des puissants, un certain épuisement de l’ambition de gloire, de l’amour de soi, autrement dit de la vie, mais aussi la formidable puissance dont sont capables les hommes, leur capacité d’invention et d’action qui ne cesse de produire du réel, qui fait que jamais la vertu ne disparaît totalement, mais dont le jaillissement ne peut plus passer, parfois, que par la sédition ? Selon Bove, Vauvenargues assiste en effet

à la disparition des vertus anciennes, l’énergie, le courage, le désir de gloire, refoulés par le règne hégémonique de l’indifférenciation sceptique et la mode du « bel esprit ». Il diagnostique alors son temps comme massivement dominé par l’être pour la mort. Et Vauvenargues s’élève contre ce nouveau nihilisme – qui prolonge, à ses yeux, mais sous d’autres figures, le nihilisme du dogmatisme moral –, comme il dénonce aussi les délires de la raison philosophique et sa dangereuse absence/impuissance sur le terrain réel de la politique et de l’histoire. Une absence qui vient combler une autre raison, celle de l’Etat dominateur, accompagnée de la froide arrogance d’une raison économique, elle-même écrasante et qui s’affirme toute-puissante en survalorisant (illusoirement) le pouvoir que lui accorde la (fausse) sagesse de l’État48.

Vauvenargues participerait donc à l’élaboration d’une « sémiologie des affects de la modernité, étayée sur la dégénérescence des forces actives »49, reliant ainsi Spinoza et Nietzsche. Mais il faut donc, pour terminer, souligner le rôle de cet ouvrage de Laurent Bove, car c’est lui qui assure la liaison de Vauvenargues à la philosophie et à notre modernité, non seulement par sa participation à la publication des œuvres complètes de celui-ci, mais aussi par ce commentaire. Bien souvent, la lecture de commentaires, aussi savants soient-ils, nous laisse dubitatifs quant à leur importance. Ce n’est pas le cas ici : savant, cet ouvrage est aussi important, pour la redécouverte de Vauvenargues évidemment, pour l’histoire littéraire et philosophique bien sûr, mais aussi pour la compréhension et l’analyse de notre modernité. Cependant, si « Les grandes pensées viennent du cœur », il faut avant toute chose que notre raison raisonneuse, ainsi que notre lecture, soit aussi passion de la connaissance, et non pas servante de l’ordre établi, car

L’autre seconde main http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6490

En avril 2011, trois essais sur le plagiat ont été réédités en volume de poche. Bien que les ouvrages de Marie Darrieussecq, Michel Schneider et Hélène Maurel-Indart divergent dans leurs orientations principales1, ils présentent des similitudes notoires : impossible d’éviter un retour vers Martial quand on évoque l’étymologie du « plagiat » (le plagiarus, voleur d’enfant devint alors voleur de mots) ; impossible de ne pas faire appel aux brillants copistes Bouvard et Pécuchet ;impossible pour tous les trois de ne pas gloser Borges, écrivant dans Tlön Uqbar Orbis Tertius que« toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme » ; ou encore, comble de l’impersonnalité, de citer le code de la propriété intellectuelle. Face à cette proximité se profile une interrogation en forme de paradoxe : peut‑on être original avec un sujet tel que le plagiat, toujours « sujet d’actualité », rebattu par les écrivains, journalistes, universitaires et intellectuels de toutes sortes ?

H. Maurel-Indart nous encourage à répondre par l’affirmative tant l’effort d’éclaircissement et d’assainissement de la notion proposé dans Du plagiat nous aide à réfléchir posément, avant de condamner ou de pardonner. Pour chaque cas litigieux, elle refuse de trancher par avance : et c’est justement cet aveu d’impuissance qui fait la force de son ouvrage. En effet, trop souvent le mot plagiat est synonyme de vol pur et simple, de trahison, d’infamie. On ne retient donc souvent que l’aspect policier de l’affaire ; on dénonce, on cherche à abattre. Le terme prend une connotation disciplinaire alors que, comme le souligne d’entrée H. Maurel‑Indart, il peut tout aussi bien procéder d’un jeu avec la communauté littéraire, d’emprunts volontaires mais innocents ; comme par exemple, ceux de Michel Houellebecq à Wikipedia, afin d’appliquer le ton le plus plat, le plus contemporain et le plus neutre possible, à certaines descriptions de son dernier roman2. À ce titre, le long tour d’horizon entrepris dans Du plagiat permet d’apprécier la diversité des situations ; les ajouts à l’édition de 1999 modernisent, affinent et nous autorisent à effleurer le délicat problème de l’écriture numérique (qui éveille régulièrement des soupçons d’emprunts illégitimes).

Faibles dérobeurs et fiers conquérants

H. Maurel-Indart place le plagiat dans un entre-deux. Pas de définition péremptoire, ni de recette facile à appliquer, le plagiat est pris dans une zone d’incertitude, il oscille toujours entre deux spectres : « entre emprunt servile et emprunt créatif ». La question se pose alors en ces termes « qui saura définir la limite où doit se fixer le curseur entre ces deux extrêmes ? » De cette dualité, elle tire deux idéaux types de plagiaires : les « conquérants » et les « mélancoliques ». La première catégorie tient d’Alexandre Dumas, fier de dire que « L’homme de génie ne vole pas, il conquiert. » Baudelaire appartiendrait à la deuxième, lui qui s’effondrait en lisant des poèmes de Poe qu’il aurait tant voulu écrire lui-même, et qu’il finit par traduire et par mêler à ses propres vers (p. 11‑16). Entre ces deux grandes figures du xixe siècle résident d’innombrables cas intermédiaires dont certains ont été condamnés par leur époque mais que nous pardonnerions aujourd’hui, alors que pour d’autres, passés entre les mailles du filet judiciaire, ce serait l’inverse. La dualité entre invention et recopiage traverse tout l’ouvrage jusqu’à sa conclusion où elle prend une portée plus métaphysique par la référence au Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Quand le peintre se met à rêver d’originalité complète et à vouloir se débarrasser de toute référence, l’œuvre passe en un instant de l’absolu au vide. Mais H. Maurel-Indart nous avertit : ces questionnements de pure esthétique ne sont souvent que fiction. Aujourd’hui, les conditions de production des livres découlant d’un impitoyable marché de l’édition risquent de condamner les écrivains à se répartir entre deux nouvelles catégories bien viles : celle de plagiaire pressé et celle d’accusateur fâché.

Protéger et valoriser l’auteur, au sens strict

La notion de plagiat et ses déterminants évoluent rapidement : aussi l’enjeu de l’ouvrage n’est pas proprement définitoire (pour empêcher les lecteurs et les juges de se reposer derrière un slogan qui ne pourrait être qu’incomplet) ; H. Maurel‑Indart entend plutôt « donner des repères » pour cerner le plagiat, notamment en le différenciant des notions qui le circonscrivent. Alors qu’on a l’habitude de lire en creux l’originalité par opposition au plagiat, elle définit le plagiat en le différenciant des modes d’emprunt légitimes : adaptation, collage, citation, centon, traduction, réminiscence ou allusion (ch. 8); ainsi que des procédés littéraires proprement originaux : parodie, pastiche, suites d’ouvrage (ch. 9).

À contre-courant des déculpabilisateurs et autres apologues du copier-coller, des foucaldiens traçant la généalogie de la fonction‑auteur, des partisans de Barthes qui préfèrent le texte ouvert à l’œuvre fermée, des derridiens partis à la recherche de la « différance », des émules de Deleuze qui voient dans la répétition parfaite le plus haut degré de différence, des borgésiens fanatiques de Pierre Ménard, ou des artistes appropriationnistes qui font fi de tout espoir d’originalité, H. Maurel-Indart revient vers des notions littéraires traditionnelles pour cadrer le plagiat : auteur, style, littérarité. Ce retour vers le sens commun littéraire (cher à Antoine Compagnon3) serait la condition sine qua non d’une éthique de la littérature et d’une juste protection des créateurs.

Difficile en effet de se passer de « l’auteur » pour discuter du plagiat dans le monde actuel : le marché de l’édition fonctionne avant tout grâce à des noms célèbres dont la résonnance doit suffire à assoir le succès d’un livre. Derrière ces noms, on trouve parfois quelques surprises : des emprunts à d’autres noms plus ou moins prestigieux. En partant d’un tel constat, H. Maurel‑Indart cherche à décomposer le travail d’écriture, à identifier les couches légitimes et illégitimes qui se cachent derrière chaque texte, reconnaissant en dernière instance que la genèse de son œuvre n’appartient vraiment qu’à l’auteur :

L’écriture ou réécriture, expose l’auteur au risque de l’aliénation comme à la promesse d’une nouvelle naissance. La loi, la doctrine, la critique littéraire, même bardées du nouvel outil informatique, tentent de fixer ce vertige. Elles délimitent, démasquent, dénoncent, car il faut bien trancher. Mais l’auteur reste seul à connaître vraiment les armes de son art.

En définitive, Du plagiat participe d’une revalorisation de l’auteur contre ceux qui l’avaient enterré trop tôt : l’intertextualité et le jeu des influences ne devraient pas nous faire oublier que l’histoire littéraire est marquée par la singularité de certaines voix qui se distinguent de leurs prédécesseurs et imitateurs. Il faut le reconnaître avec H. Maurel‑Indart : « c’est donc l’auteur que l’on traque, à travers le plagiat » (p. 392). Reste à définir ce qui rend une écriture exceptionnelle, soit absolument non plagiaire. C’est en ce sens que nous devrions chercher ce qui fait « l’essence originale d’un style ». À ce sujet, H. Maurel‑Indart préfère ne pas en dire trop long et suggère des pistes plutôt qu’elle ne propose concrètement les bases d’un stylistique anti‑copiste : à la méthode intuitive de Léo Spitzer pourrait s’associer des études systématiques à l’aide de logiciels d’analyse textuelle afin d’attribuer « une carte d’identité stylistique à chaque auteur ». Ambitieux programme dont elle reconnaît qu’il demandera un long travail (ch. 12).

De la casuistique

Outre ces choix méthodologiques, le livre d’H. Maurel‑Indart se distingue surtout par ses ressources documentaires, par la diversité des situations et la rigueur de l’analyse, par une érudition qui n’a rien à envier au Dictionnaire des plagiaires de Roland de Chaudenay. L’ouvrage n’avance pas à coups de grandes thèses assenées puis illustrées, mais par de subtils commentaires insérés dans chacune des études de cas. Ainsi les typologies ne sont jamais aussi simples qu’elles y paraissent et la culpabilité du plagiaire toujours encore à discuter. Les annotations permettent de discuter avec un juge imaginaire, un tribunal et même tout un système juridique, pour se demander si telle décision devrait faire jurisprudence, ou pour souhaiter, par exemple, l’intervention d’« experts littéraires » comme on se sert d’experts médicaux pour certains procès (p. 96).

Parler de plagiat, c’est toujours raconter des histoires. Et H. Maurel‑Indart excelle dans cet exercice : en racontant les suspicions qui pèsent sur Jarry, dont L’Ubu roi ne serait que la copie quasi exacte d’un manuscrit remis par des amis lycéens ; en passant par le cas de Céline absolument paranoïaque qui crie à qui veut bien l’entendre qu’on l’a « pillé en tous les sens ! » ; ou encore celui d’Alain Minc, trahi par son « nègre » qui n’avait pas remarqué que la biographie de Spinoza qu’il avait plagiée était une œuvre de fiction. Au fond, ces histoires de plagiat sont souvent des histoires drôles. Tellement bien qu’on en a écrit des romans. William Gaddis a produit un classique de la littérature américaine, A Frolic of His Own, en imaginant les mésaventures juridiques d’un professeur persuadé — à tort ou à raison, on ne le saura jamais — qu’un film hollywoodien est l’adaptation illégale d’une de ses propres pièces de théâtre. En référençant quantités d’autres ouvrages, H. Maurel‑Indart argue que ce sujet est, justement, ce qui « permet à l’écrivain de dire sa hantise de l’impuissance créatrice » (p. 171).

Parler de plagiat, c’est aussi se plonger dans l’histoire. Vers Montaigne bien sûr, connu pour ces innombrables insertions de fragments de textes classiques, mais aussi vers les œuvres de Molière et Shakespeare dont la paternité est toujours soumise à l’épreuve de nouvelles découvertes philologiques (p. 120‑127). Puis, la Révolution française a consacré l’auteur et ses droits ; mais aujourd’hui, la textualité numérique, par les facilités d’emprunt qu’elle induit, par la confusion qu’elle implique entre auteur et lecteur, ne nous renvoie-t-elle pas vers un régime d’auctorialité prérévolutionnaire ?

Law and Literature

Plutôt que de se projeter vers d’éventuelles et incertaines alternatives au droit d’auteur tel que nous le connaissons, H. Maurel‑Indart cherche à clarifier pour les non‑juristes les procédures qu’accompagnent habituellement les cas de plagiat. Le plus important est de se rappeler que le terme « plagiat » ne figure pas dans le code de la propriété intellectuelle : c’est un terme que le juge laisse à la critique littéraire. De son côté, il se prononcera pour décider s’il y a contrefaçon, c’est‑à‑dire un plagiat suffisamment grave pour nuire aux droits d’un autre auteur. La transposition en droit de toutes les notions littéraires précédemment évoquées (auteur, citation, style, ou encore originalité) n’est pas sans poser de sérieux problèmes. En plus, le droit d’auteur français voudrait séparer entre l’idée de l’œuvre qui n’est pas protégeable et sa réalisation qui le serait ; sorte de dissociation forcée entre le fond et la forme qui met à l’épreuve plusieurs siècles de critique littéraire.

H. Maurel-Indart a pris le parti de ne pas ajouter de références anglo-saxonnes à sa bibliographie. Peut‑être parce que l’hystérie anti‑plagiaire qui saisit aux États‑Unis — notamment dans les universités, mais aussi dans le monde littéraire — ne semble pas propice à un serein débat intellectuel4. Il est néanmoins vrai, que depuis déjà une quarantaine d’années, des universitaires américains, qu’ils soient juristes ou littéraires (en tête, ceux du courant « Law and Literature »5) s’évertuent à réconcilier les mécanismes du droit avec les plus difficiles concepts de la critique. Bien entendu, les questions de plagiat sont au centre de leurs préoccupations : en témoigne le récent ouvrage du controversé juge et universitaire Richard Posner, The Little Book of Plagiarism, dans lequel il argue que le plagiat est plus facilement toléré par les intellectuels de gauche qui redoutent les notions de génie, de possession intellectuelle, d’individualisme créatif. Et par‑delà ces provocations politiques, la piste théorique s’avère pleine de promesses, notamment grâce au remarquable ouvrage de Marilyn Randall, Pragmatic Plagiarism, où s’inspirant à la fois de Foucault et Rorty, elle trace une généalogie du concept de « littérarité » en repérant les critères de son antithèse, le plagiat, à différents moments de l’histoire littéraire et juridique6. Mais, comme le rappelle H. MaureI‑Indart, le droit d’auteur et le copyright n’obéissent pas du tout aux mêmes principes (p. 229‑232). Aussi, même si en France, les deux mondes s’ignorent encore, et si notre retard est indéniable dans la réconciliation du droit et des lettres, nous ne pourrons nous contenter de transférer ou d’adopter certaines idées venues d’outre-Atlantique.

Mais voici qui est déjà l’objet d’un autre livre. Quant à Du plagiat, c’est un ouvrage digne d’être considéré comme un manuel. En respectant une certaine neutralité de jugement, en donnant au lecteur la possibilité de découvrir une multitude de cas finement décortiqués, Hélène Maurel-Indart offre les bases nécessaires à toutes les études ultérieures sur le plagiat. En faisant ainsi œuvre de quasi exhaustivité, elle attise également l’envie de piocher dans la masse des données : par faiblesse ou par soif de conquêtes intellectuelles, cela dépendra de chacun.  

La littérature africaine entre épique & antique http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6473

Depuis quelques années déjà les études en littératures francophones connaissent une croissance exponentielle, au point de faire penser, avec un peu de mauvais esprit, qu’il s’agit là d’une mode. Sont parus coup sur coup en ce début d’année 2011, deux ouvrages au premier abord très différents concernant la littérature d’Afrique subsaharienne d’expression française. Le premier, celui de Bernard Mouralis, Littératures africaines et antiquité. Redire le face‑à‑face de l’Afrique et de l’Occident, est un ouvrage de synthèse, une étude globale. Le second ouvrage, De l’épopée au roman. Une lecture de Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma, de Laure‑Adrienne Rochat est à l’inverse une étude très spécifique, concernant non seulement un seul auteur, mais encore un seul roman de cet auteur, analysé sous un angle très précis. Leurs auteurs sont également assez dissemblables : si L.‑A. Rochat est, elle, on peut dire, une débutante puisque cette étude sur Kourouma qu’elle publie est un récent mémoire de maîtrise, B. Mouralis, en revanche, fait presque partie de la première génération de critiques spécialistes de littérature francophone africaine. Son ouvrage s’inscrit donc dans la suite de nombreuses publications qui auscultent et démêlent les relations littéraires entre l’Afrique et l’Europe.

Toutefois, on peut également soulever deux points communs entre ces deux ouvrages, points communs qui me semblent tout à la fois plus intéressants et davantage porteurs de sens que leurs trop massives différences. Ils adoptent en effet tous deux un point de vue qui est un peu décalé par rapport au point de vue traditionnel des études francophones qui cherche à marquer la spécificité de ces littératures contre la littérature dominante, la littérature de l’ancien colon. Le deuxième aspect — qui est lié au premier de toute évidence — est le fait que les deux auteurs analysent leur corpus depuis une littérature des origines en quelque sorte, depuis des genres ou des notions littéraires que l’on rattache plus volontiers à l’Antiquité.

Kourouma et l’épopée

L’ouvrage de L.‑A. Rochat n’est en aucun cas une étude de synthèse sur le deuxième roman de Kourouma, Monnè, outrages et défis. Il suit au contraire une problématique très rigoureuse et posée d’emblée : interroger le rapport de ce roman à l’épopée et confronter ainsi le roman en question aux propos de Kourouma lui‑même qui en a parlé à plusieurs reprises comme d’une « épopée1 ». Pour mener cette recherche, L.‑A. Rochat procède en deux étapes : la première partie de son ouvrage, assez courte, se focalise uniquement sur la notion d’épopée et celle, conjointe, d’épique. La seconde porte plus directement sur le roman de Kourouma. Ce second roman de Kourouma raconte l’histoire de Djigui, roi du royaume fictif de Soba, sa lutte avortée et son comportement catastrophique vis‑à‑vis de la colonisation française.

Dans sa première partie, l’auteur compare principalement trois discours critiques, ceux de Bakhtine, de Lukács et de Florence Goyet2. C’est sans surprise sur les travaux de cette dernière que L.‑A. Rochat s’appuie principalement. La définition plus souple que propose Fl. Goyet de même que sa notion de « travail épique » permet de prendre en compte une gamme de textes beaucoup plus large que ne le font les travaux de Bakhtine et de Lukács. Elle prend notamment plus en compte la dimension politique de ces textes à caractère épique.

À partir de cette mise au point terminologique, l’analyse du second roman de Kourouma va mettre en lumière deux idées principales, qui s’articulent autour de la double identité générique assumée par Monnè : roman et épopée.  Monnè est construit comme une reprise littéraire de l’épopée traditionnelle africaine — plus précisément de Soundjata — avec une dimension parodique pour montrer la faillite du système politique traditionnel africain qui cherche à se maintenir. Djigui, le « héros » du roman de Kourouma, n’est pas un Ceddo — chef et héros de l’épopée traditionnelle dont le modèle-type est Soundjata — ni même Samory, personnage historique qui s’est rebellé contre la colonisation française. Djigui n’a plus d’épique et de grandiose que ce que son griot dit de lui malgré la réalité.

Par le biais du personnage de Djigui s’exprime la singularité du regard porté par l’écrivain sur la tradition africaine. Contrairement à la plupart de ses précurseurs, qui faisaient de la tradition un dispositif de sens idéalisé face aux ruptures sociales et morales apportées par la colonisation, ou insistaient — sous l’égide de Senghor et du mouvement de Négritude — sur la valeur de la tradition orale africaine, Kourouma n’hésite pas, afin de traiter son sujet politique et d’interroger la responsabilité de l’Afrique quant à sa propre histoire, à désidéaliser les modèles héroïques de la tradition orale3.

Dès lors, le poids de la tradition épique semble peser comme un fardeau sur l’Afrique noire contemporaine :

Selon Kourouma, en effet, la référence à l’épopée est encore un élément clé de la politique africaine, où l’élévation des dirigeants des « partis uniques » au rang de héros épiques — pourvus de la grandeur de « demi dieux » — sert à légitimer un pouvoir caractérisé (contrairement à celui de Djigui) par un impact bien réel sur l’ensemble de la société africaine4.

La problématique politique qui s’exprime à travers le « travail épique » pour reprendre l’expression de Fl. Goyet amène à une conclusion qui surprend et s’inscrit en contre de ce que l’on a l’habitude de lire dans les études post-coloniales. En effet l’analyse de la dimension épique « permet de mettre en évidence une continuité entre les époques pré-coloniale, coloniale et post-coloniale5. » À l’intérieur du roman, le discours épique apparaît comme une forme de citation dont le roman précisément montre l’incongruité dans la situation qu’il décrit. Le roman développe alors un caractère de parodie de l’épopée, non pas en la travestissant, mais en juxtaposant le discours épique (c’est‑à‑dire les discours louangeurs du griot) à la « réalité » décrite par le roman pour montrer que son discours se structure surtout sur l’excès.

Si la démonstration de L.‑A. Rochat est cohérente, on regrettera tout d’abord que la bibliographie soit réduite au strict minimum et surtout qu’elle n’ait pas été actualisée entre le temps de la soutenance du mémoire et celui de sa publication. De nombreuses publications sur Kourouma sont parues ces dernières années, dont certaines allaient dans le sens du propos de l’auteur6.

On regrettera également peut-être ce parti-pris d’ultra spécialisation du propos. En effet, on aurait pu attendre davantage de prise en compte du reste de l’œuvre de Kourouma, plus de parallèles avec ses trois autres romans. Les contrastes dans le traitement des différents personnages de dirigeants mis en scène dans les romans montrent les nuances dont fait preuve Kourouma dans le regard qu’il porte sur l’Histoire de son continent : « Très sévère avec Djigui Keita, le roi de Soba dans Monnè [...] ou encore avec le prince malinké des Soleils, il manifeste une certaine indulgence pour Koyaga7 », le personnage de En attendant le vote des bêtes sauvages.

D’autre part, la notion même d’épopée pouvait éventuellement servir pour appréhender les autres romans. Dans un entretien avec Kourouma, Thibault Le Renard et Comi M. Toulabor décrivent En attendant le vote des bêtes sauvages — auquel l’entretien est principalement dédié — comme ayant la forme « d’un récit épique qui se déroule en six veillées8 ». Kourouma, pourtant sensible à la notion d’épopée et à celle d’épique, comme l’a souligné L.‑A. Rochat, ne contredit pas du tout cette affirmation. La notion d’épique — et plus encore celle de travail épique (Fl. Goyet) — pourrait se révéler être une notion opérante pour l’analyse de l’ensemble de l’œuvre romanesque de Kourouma et pas seulement de Monnè.

Pour en rester à cette notion d’épique, un autre article de Fl. Goyet aurait sûrement été le bienvenu dans la réflexion de L.‑A. Rochat : celui qu’elle a donné pour la Bibliothèque comparatiste du site Vox poetica9. Cet article offre peut-être une perspective plus large encore que les autres travaux de Fl. Goyet et s’applique plus aisément semble‑t‑il aux épopées non européennes.

L’Afrique Noire, les Grecs et les Latins

On ne présente plus B. Mouralis dans le milieu des études francophones tant ses travaux dans le domaine sont nombreux. Son dernier ouvrage, Littératures africaines et antiquité. Redire le face‑à‑face de l’Afrique et de l’Occident, s’inscrit dans la continuité de ce travail mené depuis une quarantaine d’années. Continuité disciplinaire et thématique tout d’abord, certes, mais aussi méthodologique si l’on veut. Le travail de B. Mouralis ne se situe pas sur le plan strict de la critique littéraire mais plus largement sur celui des sciences humaines et sociales dans leur ensemble. La préoccupation littéraire est chez lui très souvent articulée avec d’autres éléments qui ressortent plus de la sociologie ou de l’histoire par exemple.

La perspective d’étude est clairement définie dès le départ et frappe par son ambition : réanalyser les références à la littérature antique dans son ensemble chez les écrivains d’Afrique Noire. Le corpus sur lequel travaille B. Mouralis est un corpus pluriel, voire hétérogène, pour trois raisons principalement.

Si le corpus est majoritairement francophone, il ne l’est pas exclusivement et quelques textes de langue anglaise viennent s’agréger aux nombreux ouvrages francophones qui sont étudiés. Toutefois, l’auteur construit la première partie de son ouvrage en retraçant le système de formation colonial français mais sans le confronter à celui qui était en vigueur dans l’Empire britannique. On ne peut donc pas vraiment parler de perspective comparatiste. La deuxième raison pour laquelle le corpus est hétérogène tient au fait que les textes qui en font partie ont été écrits par des écrivains de générations différentes, qui n’ont donc pas eu le même rapport à la culture antique, qui n’ont pas vécu dans les mêmes cadres institutionnels ni connus les mêmes réalités historiques, ni expérimenté le même rapport à la métropole coloniale (ou à l’ancienne métropole coloniale). Enfin, les textes ont des appartenances, non seulement génériques, mais aussi disciplinaires très variées : romans, poésie, essai, histoire, littérature, littérature secondaire, philosophie, textes scientifiques et académiques issus des sciences humaines (il peut alors s’agir tout aussi bien d’articles que d’ouvrages). Le corpus ainsi constitué compte plusieurs dizaines de références qui s’étalent des années 1920 aux années 2000 et compte des noms aussi divers que Senghor, Mongo Beti, René Maran, Kagame, Cheikh Anta Diop, Mudimbe ou encore Wole Soyinka pour le monde anglophone.

B. Mouralis part d’une notion de « bibliothèque antique10 », évidemment « très variable d’un auteur à l’autre11 », qu’il cherche à mettre en lumière chez les différents auteurs de son corpus. On note très explicitement de la part du critique, une volonté d’explorer des problématiques générales, universelles à la littérature, mais, dans le cas présent, appliquées à ces littératures sub‑sahariennes. Ce sont donc des interrogations sur les notions d’intertextualité, de bibliothèque, sur le rapport entre le réel et la fiction que le lecteur retrouve dans cet ouvrage.

B. Mouralis choisit de répartir les différents usages qui sont fait des références antiques et classe les types d’utilisations de ces références en trois catégories : usage rhétorique et esthétique, usage historique et usage philosophiques, qui correspondent aux chapitres II, III, et IV de l’ouvrage (le premier chapitre, à la fois historique et conceptuel, pose la notion de bibliothèque antique chez les écrivains africains). Chaque chapitre est assorti d’analyses d’auteurs plus développées.

Globalement, on peut affirmer que le point commun de ces usages et d’opérer, à partir de l’Antiquité, un retour sur l’Afrique : la référence antique semble servir à penser le continent africain.

Le deuxième chapitre étudie les usages esthétiques et rhétoriques de la référence antique : ce sont plutôt des textes littéraires qui illustrent le propos. B. Mouralis définit ainsi l’idée directrice de ce chapitre :

Plus généralement, nous observerons une rhétorique de la citation empruntée à tel ou tel texte antique et dont la fonction peut être soit d’exprimer un certain climat de gravité et de solennité, soit de souligner, de façon plus ou moins explicite, que la référence à l’Antiquité grecque et romaine a cessé d’être le monopole de l’Occident12.

L’auteur s’appuie sur deux exemples principaux : celui de René Maran, tout d’abord, chez lequel la référence antique sert à donner du poids au discours, à lui donner de la gravité. L’exemple de Senghor, lui, sert à illustrer un autre type de référence : l’homme d’État sénégalais, outre sa pratique du latinisme (qu’il soit grammatical ou lexical), se sert des motifs antiques pour évoquer le présent. Dans l’une de ses Élégies majeures, il retrace les guerres puniques, et convoque, entre autres, les figures d’Hannibal ou de Bourguiba.

On constate ainsi, tout au long de cette Élegie, marquée par le souvenir des lectures de l’Énéide de Virgile, du Jugurtha de Salluste et de l’Histoire romaine de Tite‑Live, un fil conducteur constitué par le thème de la résistance de l’Afrique à l’Occident, hier comme aujourd’hui. Cette violence de l’histoire antique fait écho parallèlement à la violence coloniale d’aujourd’hui, fréquemment évoquée dans les recueils précédents13.

B. Mouralis conclue ainsi à propos de cette culture classique : « Cette culture ne prend en fait toute sa signification que par la façon dont Senghor, à travers la ruse et le jeu, ne cesse de la mettre en perspective avec le monde négro-africain14. » Un écrivain comme Mongo Beti, quant à lui, ne recherche pas le même effet de solennité que René Maran : au contraire, il veut donner une dimension polémique ou comique à ces références.

L’auteur aborde ensuite ce qu’il nomme les usages historiques de la référence antique. Si Mudimbe et Senghor servent également à illustrer ce chapitre, c’est la figure de Cheikh Anta Diop qui en constitue l’exemple principal. B. Mouralis montre comment celui‑ci utilise les textes antiques de manière scientifique, universitaire, pour réévaluer la place de l’Afrique Noire dans l’histoire du développement de la culture universelle. Sa grande thèse est que la culture égyptienne aurait pour origine l’Afrique Noire et il se sert par exemple des témoignages des historiens et voyageurs grecs qui mettaient en évidence l’importance de la population noire en Égypte pour étayer son argumentation. Il cherche véritablement à réexaminer l’histoire du continent africain en revenant aux sources antiques.

L’avant-dernier chapitre est consacré aux usages philosophiques. B. Mouralis y met en avant le fait que les philosophes africains s’appuient sur les philosophes antiques pour développer leur pensée. En soi, ce n’est guère étonnant pour des penseurs qui pratiquent la discipline à l’occidentale. Mais l’intitulé du chapitre est peut-être un peu réducteur par rapport à son champ d’investigation. Plus que les seules pratiques, il traite plus largement de toutes les questions de méthodologie de la recherche en sciences humaines et sociales, dans différentes disciplines. La philosophie est abordée bien sûr, mais également la sociologie, l’ethnologie, etc.

Le dernier chapitre, en quelque sorte conclusif de l’ouvrage, concerne ce que B. Mouralis nomme les intersections de textes entre l’Afrique et l’Antiquité gréco-latine.

Précisons le sens que nous donnons à ce terme d’intersection : alors que l’intertextualité, en règle générale, revoie à un travail conscient de l’écrivain sur les textes qui le précèdent ou l’entourent, l’intersection correspond plutôt à un processus de rapprochement qui n’est pas nécessairement voulu ou souhaité par celui-ci mais qui est susceptible d’éclairer l’œuvre analysée en faisant apparaître des similitudes avec d’autres œuvres, au niveau de l’écriture, des thèmes ou, encore, du contexte d’énonciation15.

Cette notion d’intersection paraît assez peu différente de celle d’intertextualité : B. Mouralis semble partir du principe que l’intertextualité est un phénomène conscient de l’auteur, mais ce n’est pas obligatoirement le cas — il suffit de revenir aux définitions de Kristeva ou de Genette. En réalité l’intertextualité est tout autant un phénomène de lecture que d’écriture ; dès lors, la question de l’action consciente ou inconsciente de l’auteur n’est plus au cœur de la problématique. De fait, la notion d’intersection que B. Mouralis veut mettre en avant recouvre exactement celle d’intertextualité.

Dans ce dernier chapitre, l’auteur rapproche la situation des auteurs africains pris dans une relation complexe entre fascination et rejet de la culture classique occidentale et la situation qui liait Grecs et Romains, notamment après la conquête militaire de la Grèce par Rome à laquelle a succédé la conquête culturelle de Rome par la Grèce pour le dire rapidement.

Le travail de B. Mouralis est un travail global et qui se veut global. L’hétérogénéité du corpus — et d’autres éléments probablement — font que les conclusions que l’on peut tirer de cette enquête ne peuvent être elles aussi qu’assez générales. Cela nous conduit, premièrement, à affirmer que l’Afrique maîtrise le corpus classique. Deuxièmement, à montrer que les écrivains africains se réapproprient cette culture classique. Enfin, à mettre en évidence le fait que la culture gréco‑latine leur sert principalement à parler de l’Afrique, à opérer un retour sur l’Afrique, depuis la Méditerranée antique. En somme, il se passe avec ces littératures africaines exactement ce qui se passe avec toutes les littératures contemporaines. Il n’y a pas de spécificité africaine dans l’utilisation de la référence antique. On aurait pu tracer probablement les mêmes conclusions en travaillant à partir d’autres littératures, asiatique ou latino-américaine par exemple. Les lecteurs, au final, ne peuvent tirer d’autre conclusion que celle visant à reconnaître les littératures d’Afrique comme des littératures qui fonctionnent exactement comme les autres, pour ceux qui en doutaient encore. On aurait peut-être espéré des résultats plus surprenants et plus spécifiques à ces littératures, qui ne soient pas transposables à n’importe quelle littérature, car ce sont des caractéristiques presque universelles du discours littéraire.

En guise de conclusion

En somme, Laure‑Adrienne Rochat et Bernard Mouralis mettent tout autant en évidence l’universalité de ces littératures que leur identité francophone ou post‑coloniale. La notion de « travail épique » est une notion universelle qui s’applique à l’ensemble de la littérature comme l’a démontré Florence Goyet. De même, toutes les littératures contemporaines se sont emparées, à un moment ou à un autre de la culture classique.

Comme l’annonce, dès le début de sa thèse, Parfait Diandue Bi Kacou (thèse à laquelle L.‑A. Rochat fait régulièrement référence), il faut peut‑être que le regard que la critique porte sur la littérature africaine change — et par conséquent que les problématiques qui animent cette critique évoluent aussi :

Ainsi, la critique littéraire africaine devra-t-elle, peut-être, dorénavant admettre que la notion fondamentale de quête identitaire qui a pendant longtemps été son objet d’intérêt semble être aujourd’hui, avec l’écriture d’Ahmadou Kourouma dépassée. L’auteur exprime son identité à travers l’expression ouverte d’une culture hybride qui mêle la culture Occidentale et la culture malinké16.

On peut voir dans le fait que la préoccupation identitaire francophone ou post‑coloniale n’occupe plus la totalité du discours critique,  le signe d’une nouvelle perception des littératures francophones par cette même critique, d’une nouvelle appréhension de ces corpus littéraires qui seraient alors conçus avant tout comme des objets littéraires sans que leur portée politique et/ou idéologique soit leur intérêt premier.

Bien entendu, cette dimension identitaire et politique ne disparaît pas totalement : les traces d’un affrontement entre les deux continents africains et européens sont présentes dans l’ouvrage de B. Mouralis, et L.‑A. Rochat rappelle qu’il y a « un projet qui fonde toute l’œuvre de Kourouma : penser l’évolution des structures politiques en Afrique noire17. » La notion de travail épique qu’elle utilise est indissociable de celle de politique. Mais cette dimension n’est plus seulement décrite en termes d’opposition frontale et irrémédiable entre Europe et Afrique, cette dernière subissant les volontés de la première et cherchant à devenir indépendante, politiquement et culturellement. Désormais, cette indépendance est actée et l’Afrique redevient, comme le montrent ces deux ouvrages, maîtresse de ses actions, et surtout de ses discours.  

La réception des <em>Liaisons Dangereuses</em> depuis 1782 ou plus de deux siècles de « désirs palimpsestueux » http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6478

La question que l'on est en droit de se poser en ouvrant cette nouvelle édition des Liaisons dangereuses dans la Bibliothèque de La Pléiade, est bien celle de sa valeur ajoutée. Que peut apporter en effet une nouvelle édition critique après celle de Maurice Allem en 1932 et surtout celle que Laurent Versini, un des meilleurs spécialistes de Laclos et l'auteur d'une thèse faisant date sur Laclos et la tradition littéraire, a réalisée en 1979 et revue au début des années 1990 ?

Un simple coup d'œil au sommaire de l'édition préparée par Catriona Seth — professeur à l'université de Nancy 2 et spécialiste de la littérature du xviiie siècle ayant elle-même travaillé avec Laurent Versini et Michel Delon — donne d'emblée une réponse: loin de refaire — et osons le dire, de refaire en moins bien le travail de L. Versini et de M. Allem —, cette nouvelle édition se démarque de celles qui l’ont précédée. Elle est avant tout la démonstration que les Liaisons Dangereuses sont bien cette « œuvre ouverte » décrite par Umberto Eco : d’une ambiguïté irréductible à toutes les exégèses, elle fascine et invite à toutes les réécritures.

L'introduction et le texte du roman lui-même sont suivis d'un dossier textuel et iconographique de près de trois cents pages. Sobrement intitulé « La fortune des Liaisons Dangereuses. Lectures, relectures, images », c'est sans conteste la pièce maitresse de cette nouvelle édition.

De la condamnation à la consécration

L’introduction donne le ton : ses quatre premières lignes sont une liste d’adjectifs choisis parmi ceux qui, depuis la parution du roman en 1782, ont qualifié Les Liaisons dangereuses. Immoral va de pair avec moral, pernicieux avec utile, infâme avec admirable, mauvais avec bien écrit, etc. « Depuis sa parution, blâme et éloge se sont révélés paradoxaux », souligne C. Seth qui se livre ensuite à une histoire très documentée de la réception des Liaisons en montrant combien ce balancement paradoxal a marqué les lectures successives du roman. Le livre est mis à l’Index en 1827 (comme Justine et Le Portier des Chartreux…) mais on continue de le lire assidûment sous le manteau et surtout, on le réécrit à outrance. Laclos est assimilé à son roman — immoral — et naît alors la légende de « l’homme noir », qui culmine chez Michelet. C. Seth note à cet égard que la confusion fréquente entre l’homme et l’œuvre conditionne la réception des Liaisons au xixe siècle au même titre que la recherche des modèles qui ont inspiré les personnages de Laclos et l’assimilation du roman à un traité de perversion. La critique s’attarde ensuite sur les lectures faites par les écrivains, Baudelaire, bien sûr mais aussi les frères Goncourt et Barbey d’Aurevilly et observe que « le livre touche une corde sensible chez les hommes du xixe siècle finissant ». Paul Bourget fait ainsi des Liaisons « une sombre planche d’anatomie morale » et l’inscrit dans la tradition du roman d’analyse français. Ce jugement ouvre la voie à la réhabilitation du livre au xxe siècle, d’abord dans les milieux littéraires avant de l’être à l’Université. Ainsi Rémy de Gourmont dans ses Promenades littéraires juge incompréhensible que « ce chef d’œuvre du roman français » ait été mis à l’index. Régnier, Gide, Giraudoux, Suarez lui emboiteront le pas. Peu à peu, Laclos va se faire une place dans les ouvrages d’histoire littéraire et en 1932, les Liaisons dangereuses paraissent pour la première fois dans la bibliothèque de la Pléiade, « revanche éclatante s’il en est sur ceux qui condamnaient Laclos comme un auteur de second rang ». L’après guerre confirme cette consécration. La critique universitaire s’empare du roman puis les cinéastes.

Fascination et palimpsestes

C. Seth estime que les Liaisons font partie de ces « grandes œuvres littéraires qui ont suscité ce que l’on peut appeler avec Gérard Genette, des désirs palimpsestueux ». De fait, les multiples avatars du roman ont de quoi donner le vertige. Parallèlement à la frénésie critique, les adaptations et réécritures au théâtre vont se succéder dans la deuxième moitié du xxe siècle. Parmi elles, on peut citer Quartett (1981) de Heiner Muller mais aussi l’adaptation au théâtre de Christopher Hampton (1985). C’est d’ailleurs sur la base de la pièce de Hampton que vont être écrits les films de Stephen Frears et Milos Forman en 1989. C. Seth fait observer que les Liaisons dangereuses doivent l’essentiel de leur célébrité actuelle à des films qui s’inspirent non du roman de Laclos mais d’une pièce de théâtre adaptant le roman en anglais : « l’histoire est plus connue désormais par ses médiatisations que par le texte même de Laclos. » Quant aux réécritures romanesques contemporaines, elles exploitent avec plus ou moins de bonheur les nouvelles formes de communication écrites que sont le courriel ou le SMS, comme par exemple Connexions dangereuses de Valentine Chaumont. « Il est légitime de se demander de quelles Liaisons dangereuses il est question » dans ces multiples références et réécritures. D’ou vient cette « malléabilité extraordinaire » du roman ? se demande C. Seth. « Est-ce une analyse classique et hors du temps ou un ouvrage profondément enraciné dans une époque décadente ? » Ce contexte décadent pourrait expliquer d’ailleurs la fascination qu’elle suscite à notre époque marquée par une post‑modernité problématique. Ce n’est pas le moindre des paradoxes des Liaisons, à la fois très datées, très « Ancien Régime », et en même temps d’une surprenante modernité dans sa description des rapports entre ses deux héros Valmont et Merteuil. L’introduction rappelle aussi que le caractère énigmatique du roman tient aussi à sa polyphonie épistolaire qui permet de « montrer des personnages qui ne sont ni noirs, ni blancs ». Au bout du compte, « comment faut-il lire les Liaisons ? » Comme un « manuel de morale » ? « un règlement de compte avec une société viciée ? » ou à l’inverse comme une « célébration du vice » ? On en revient encore — et toujours — au paradoxe évoqué au début de l’introduction. Et C. Seth de conclure : « l’ambigüité semble inscrite dans le projet même de Laclos ».

Sous le signe de l’ambiguïtés

Le dossier qui suit le roman est l’illustration — la mise en images et en textes — de ce que l’introduction met en avant.

C. Seth suit un ordre chronologique. Le dossier s’ouvre par un compte rendu des Liaisons paru en 1782 dans L’Année littéraire pour se clore par une « tentative de réécriture des Liaisons dangereuses en carte postale » parue dans le Magazine littéraire en mai 2005. Les textes alternent avec les illustrations, très nombreuses, les critiques avec les poèmes, les extraits de pièces de théâtre (souvent tombées dans l’oubli comme le drame d’Ancelot et Saintine en 1834, ou celui de Paul Achard en 1952) avec les extraits de romans. Tous les genres sont représentés.

Le dossier s’attarde sur les critiques exactement contemporaines des Liaisons, soit celles de l’année 1782 et il est intéressant de constater que les premières réactions à l’égard du roman sont placées sous le signe de l’ambivalence. Même si une filiation est d’emblée établie avec la Clarissa Harlowe de Richardson et Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon, l’étrangeté des Liaisons, leur caractère dérangeant, sont aussi soulignés. On admire l’ingéniosité du romancier et la force de ses caractères mais on reste perplexe à l’égard du projet de Laclos. Les premières lignes du compte-rendu de H.D. Chaillet dans le Journal Helvétique de décembre 1782 sont éloquentes à cet égard : « Je ne sais trop comment je dois parler de ce roman et peut-être ferais-je mieux de ne point en parler du tout. Quoiqu’il m’ait donné beaucoup d’humeur, je n’ai pu m’empêcher de trouver souvent du plaisir à sa lecture ; j’admirais avec humeur… » et il conclut : « moralement parlant, il me paraît incontestable que c’est un mauvais livre » tout en ajoutant presque aussitôt « j’avoue néanmoins que la lecture de ce roman peut faire naître quelques réflexions utiles ». Ce sentiment de malaise est bien résumé par Lesuire dans Histoire de la République des lettres et arts en France : « […] Quoiqu’il y ait beaucoup d’esprit dans cet ouvrage, la lecture en est pénible : les méchants y sont trop supérieurs, les bons trop peu intéressants… Il y a donc du poison dans ce livre et pas assez de contrepoison ». Et comme l’écrit Jacque Brissot de Vanville en 1784 dans Le Journal du lycée de Londres à l’occasion de la parution de la traduction anglaise des Liaisons :« Un roman dont la morale est équivoque est un poison bien dangereux […] il faut peindre le vice ; mais doit‑on le peindre si séduisant ? » Ce qui gêne, c’est moins le caractère pornographique d’un roman qui l’est si peu, ni même la méchanceté du couple de roués, que, au bout du compte, l’ambiguïté fondamentale de la position de Laclos, que l’on sent infiniment plus proche, en termes d’intelligence, de lucidité et d’ironie, de ses méchants héros que de ses personnages vertueux. Comme le souligne encore H.‑D. Chaillet dans son article déjà cité : « On voit bien que [le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil] sont les deux caractères favoris de l’auteur, ceux qu’il a travaillés avec le plus de complaisance et pour ainsi dire le plus caressés : ils éclipsent tous les autres. »

Autre élément soulevé à plusieurs reprises dans les premières critiques des Liaisons dangereuses : le caractère invraisemblable de certains éléments de l’intrigue, comme la disproportion entre les motivations assez futiles des deux roués et l’ampleur de la machination qu’ils mettent en œuvre ou encore l’inconséquence grave de la Marquise, pourtant si avisée, lorsqu’elle couche ses noirceurs sur le papier…

Au total, ce qui frappe dans la plupart des jugements des contemporains de Laclos, ce sont leur modernité — on trouve en germe quasiment tous les éléments qui seront développés par les exégètes de Laclos au xxe siècle — et aussi une certaine liberté de ton qui contrastera avec bon nombre de critiques du xxe siècle.

Les lectures capitales des xixe et xxe siècles

L’extrait des Mémoires d’Alexandre de Tilly apparait comme le trait d’union entre le xviiie siècle et le xixe siècle pour ce qui est de la réception des Liaisons Dangereuses. Le témoignage de Tilly (qu’il soit sujet à caution importe peu finalement) est essentiel à plusieurs égards. Tout d’abord, il conforte l’image d’un Laclos ambitieux déçu par la carrière militaire et cherchant un autre moyen de se faire (re)connaître : la phrase célèbre que Tilly prête à l’auteur des Liaisons pour décrire son projet littéraire : « je résolus de faire un ouvrage qui sortit de la route ordinaire, qui fit du bruit et qui retentit encore sur la terre quand j’y aurais passé … » exprime bien plus la recherche d’un succès de scandale que la volonté de dénoncer une société corrompue. Tilly accrédite aussi la thèse, reprise plus tard par Stendhal, selon laquelle les Liaisons seraient un roman à clé mettant en scène de personnages ayant réellement existé. Enfin, son témoignage ouvre la voie à la légende de « l’homme noir » en faisant du roman de Laclos « l’ouvrage d’une tête du premier ordre, d’une cœur pourri et d’un génie du mal ». Laclos devient un mélange de Sade et de Talleyrand…

On retrouve aussi dans le dossier réalisé par C. Seth les pages critiques les plus célèbres, de Baudelaire à Malraux, en passant par Gide et Giraudoux.

Les Notes de Baudelaire nous sont familières (« ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la manière de la glace » ou encore le qualificatif de « Tartuffe femelle » appliqué à la Marquise de Merteuil) mais, replacées dans la trame chronologique du dossier, elles apparaissent d’autant plus remarquables de clairvoyance. La lecture baudelairienne des Liaisons est une lecture capitale car elle inaugure les interprétations « sataniques » des Liaisons, interprétation qui sera réfutée avec vigueur par les exégètes de Laclos à partir des années 1950, par L. Versini notamment.

L’introduction de Heinrich Mann à la traduction allemande des Liaisons de 1905 vaut surtout par la fascination qu’il laisse transparaître pour le personnage de la Marquise de Merteuil qui est selon lui « l’une des plus grandes figures de la littérature mondiale », à côté de laquelle les personnages féminins les plus vénéneux de Balzac, comme Valérie Marneffe, font bien pâle figure… Gide va en 1913 confirmer l’intégration des Liaisons dans le panthéon littéraire : répondant à l’enquête sur ses dix romans préférés, il sélectionne deux titres dans les romans français : La Chartreuse de Parme et le roman de Laclos. La lecture de Giraudoux parachève ce processus en rapprochant Laclos de Racine. Outre la mise en lumière de cette filiation racinienne, les quelques pages fulgurantes qu’il livre à la NRF en 1932 valent aussi par la réflexion sur le couple et le mal, « le mariage du mal » qui constitue selon Giraudoux « la beauté du sujet et le scandale du livre ».

L’analyse de Malraux est aussi célèbre que celle de Baudelaire et le dossier nous permet de relire ses formules qui font mouche : « les liaisons sont une mythologie de la volonté… une érotisation de la volonté ». Malraux ouvre la voie aux lectures existentialistes des Liaisons, parfois un peu faciles dont Roger Vailland constitue l’exemple sans doute le plus brillant. Faisant des Liaisons l’illustration des quatre figures du libertinage (le choix, la séduction, la chute et la rupture), il les rapproche de celles de la corrida et fait de la rupture, « le défi au commandeur […], la mise à mort, réelle ou symbolique de la victime désignée au cours de la première figure ».

Les cinquante dernières pages du dossier, pour l’essentiel consacrées aux diverses réécritures, romanesques, théâtrales, cinématographiques, illustrent bien « les désirs palimpsestueux » suscités par les Liaisons dan la deuxième partie du xxe siècle : Vailland, encore, qui collabore avec Roger Vadim pour la transposition du roman de Laclos dans les années 1960, le Quartett de H. Muller déjà cité, et surtout l’adaptation théâtrale de Christopher Hampton qui joue un rôle décisif pour toutes les versions cinématographiques et qui rend familière l’intrigue des Liaisons auprès du grand public.

Un mot enfin sur la notice et les notes dont l’intérêt paraît moins grand que le dossier qui précède. C. Seth, sans doute consciente qu’en ce début de xxie siècle, l’écriture de Laclos n’a peut‑être plus pour tout le monde cette transparence louée par Lanson et Gide, s’attache à apporter toutes les précisions sémantiques nécessaires en renvoyant souvent au Dictionnaire de l’Académie.

Cette nouvelle édition des Liaisons dans la collection de la Pléiade complète donc utilement tous les travaux relatifs à la réception du roman de Laclos, inaugurés par André et Yvette Delmas dans les années 1960 et illustrée récemment par la thèse de Marie Luce Colatrella. Mais elle est aussi, pour tous les lecteurs passionnés des Liaisons — et ils sont nombreux —, une occasion de découvrir ou de retrouver les multiples avatars auxquels a donné lieu ce roman énigmatique et désormais (presque ?) mythique.

Qu’est-ce que la littérature ? http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6479

La vie d’un homme d’une certaine valeur est une continuelle allégorie.

— John Keats

Pour Milan Kundera, Albertine est le plus beau des prénoms féminins. Voici la petite histoire : grâce à l’un de ses amis poète, Ivan Blatny, et à son vers, « Albertinko ty » (« Albertine, toi »), l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être s’est alors plongé dans À la recherche du temps perdu. Arrivé aux Jeunes filles en fleurs, Albertinki, l’Albertine de Proust et celle rêvée par Kundera n’y faisaient plus qu’une. Blatny et lui adoraient l’œuvre de Proust, mais sa biographie leur était inconnue. Un jour, tout changea, et Kundera « perdu[t] le privilège de cette belle ignorance en entendant dire qu’Albertine avait été inspirée par un homme, un amour de Proust1 ». Du coup, une foule de questions se manifeste : Alfred Agostinelli est‑il réellement Albertine Simonet ? Albertine peut‑elle être seulement Albertine ? Le roman est‑il réellement un dispositif capable de transformer la boue en or, la femme en homme ou inversement, « cette divine alchimie qui fait la force de tout romancier, le secret, la splendeur de son art2 » ? Malheureusement, rien ne va plus… « [J’]ai beau tenir Albertine pour une femme des plus inoubliables, dès qu’on m’a soufflé que son modèle était un homme, cette information inutile s’est installée dans ma tête comme un virus envoyé dans le logiciel d’un ordinateur. […] On m’a tué mon Albertine3 », écrit Kundera dans une forme de deuil. Le verdict qui se dessine ici est pour le moins clair : aucun rapport, sinon celui d’une déconstruction mutuelle, entre l’homme et l’œuvre, le personnage imaginé et la vie civile de son modèle alter ego.

Et qu’aurait pensé Proust d’un tel constat ? Pour le dire simplement : il l’aurait approuvé sans hésitation. En fait, c’est Kundera qui prend volontiers des airs de proustien. C’est que la Recherche peut entre autres être lue comme une critique en action des thèses suggérées par le Contre Sainte‑Beuve, qui en veut à la « méthode » de l’auteur des Lundis, d’abord par l’opposition entre le moi social et le moi profond de l’artiste4. Aucune plus-value de l’extériorité sur l’intériorité, voire aucun rapport entre les deux. Proust le démontre à l’extrême, que ce soit avec les personnages artistes du roman (Bergotte, Elstir, Vinteuil), avec certaines séquences capitales (le pastiche du Journal des Goncourt), et surtout avec la nature de l’apprentissage littéraire de son héros-narrateur. Une séquence retiendra notre attention ; celle où Mme de Villeparisis donne un étrange cours de littérature au jeune narrateur qui n’en est encore qu’à ses premiers pas dans le monde.

[I]nterrogée sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus par elle‑même, [elle] riait de [son] admiration, racontait sur eux des traits piquants […], et jugeait sévèrement ces écrivains5.

Elle dira aussi au pauvre narrateur quelque chose de bien étonnant :

C’est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l’air d’avoir de l’admiration. Vous l’auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce ton. Mon père […] m’a souvent dit que Beyle (c’était son nom) était d’une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s’en faisant pas accroire pour ses livres. […] En cela, du moins, il était homme de bonne compagnie6.

 C’est l’arbre qui cache la forêt ; Beyle devant Stendhal. Un dîner, aisément agréable et spirituel, est préféré au roman, trop facilement compris comme vulgaire. La littérature, ou ce qu’il en reste, devient immatérielle et se confond avec les us et coutumes d’un art de vivre où l’auteur n’est plus qu’un mondain, c’est‑à‑dire une compagnie, bonne ou mauvaise. Proust porte alors l’assaut final :

Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se prévalant des relations particulières que sa famille avait eues avec eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui […] n’avaient pas pu les fréquenter7.

C’est une affaire de classe et de hiérarchisation…

Mais ce qu’il faut vraiment comprendre, c’est que les idéaux d’un Kundera ou d’un Proust ou, du côté de la fiction, ceux d’une Mme de Villeparisis, ne sont pas uniques, pas plus qu’ils ne sont originaux. Il ne s’agit pas d’éclats de sagesse ou de naïveté. En d’autres mots, on ne peut pas nier que la complexité ou la complexion du rapport entre l’homme et l’œuvre rythme toute l’histoire de la littérature, orale comme écrite, de la peau de vélin à l’hypertexte. Faire l’histoire de ce rapport, c’est ni plus ni moins se demander de façon méthodique ce qu’est la littérature. Cela même que fait hardiment José-Luis Diaz dans son dernier livre.

La vie est un roman

Ce que je me propose d’ajouter n’a pour ambition d’abord que de proposer une histoire un peu méthodique de la biographie d’écrivain et de la critique biographique. Elle suivra la chronologie des avatars successifs de ces pratiques, en les serrant de plus près pour la période comprise entre le début du xviiie siècle et la fin du siècle suivant, moment où le « paradigme biographique » a été le plus triomphant (p. 6 ; l’auteur souligne).

Le programme sera respecté, à la lettre. Or, il y aura autre chose, et c’est cette autre chose qui fait la clairvoyance de L’Homme et l’œuvre. En effet, J.‑L. Diaz étudiera aussi « aux divers moments de cette longue histoire, la relation étroite qu’entretient une production biographique changeante avec l’histoire des conceptions de la littérature » (Id.). On avance masqué, on se cache sous son œuvre. À l’inverse, on s’affiche en plein jour comme auteur, puis en tant qu’homme, on publie ses Mémoires, on donne à lire sa correspondance… Dans l’espace littéraire, l’intime peut à la fois être un secret et la clé de ce secret. Sinon, autre temps autre mœurs, c’est un animal traqué. On ne peut pas le dire mieux : « ce sont les frontières de la littérature qui bougent » (Id.). On y assiste d’ailleurs à la montée en puissance de l’Homme, puis à ce qui semble bien être sa déchéance (la fameuse « mort de l’auteur »). La biographie d’écrivain, qui est arrivée à s’établir comme genre — on ajoutera, aujourd’hui l’un des plus analysés — n’en est pas moins un genre sensible. Vulnérable à l’air du temps, il se donne également comme vecteur temporel. Observatoire privilégié pour juger de ce que peut, ou ne peut pas, la littérature.

« Pour que le parcours prenne toute sa signification, et notamment pour comprendre la nouveauté des révolutions qui ont été à l’œuvre à l’âge romantique, force est […] de commencer en amont » (p. 7). Grâce à une érudition vertigineuse, J.‑L. Diaz peut remonter le long fleuve, loin d’être tranquille, de la littérature et de la question du biographique jusqu’aux rives de l’Antiquité, en dépit du fait que la « biographie » (comme terme opératoire) a tardé à s’imposer. En France, nous dit‑il, il faut attendre à la fin du xviie siècle pour le voir apparaître. Il connaîtra un certain essor au siècle suivant, mais ce n’est qu’au xixe siècle, que l’on peut considérer de ce point de vue comme le siècle de Sainte‑Beuve, qu’il sera enfin d’usage. De nos jours, nul besoin d’en parler. Nous connaissons maintenant l’entourloupe du roman autobiographique, la rhétorique de l’autobiographie et de la biographie modernes, les aléas de l’autofiction, un genre pas si mauvais que ça… Barthes, après avoir été un grand sémiologue, un défenseur de l’analyse structuraliste pour laquelle le texte littéraire parle de la littérature qui est la seule finalité de l’acte d’écrire, commet son Roland Barthes par Roland Barthes. Est‑ce une boîte de Pandore ? Un cheval de Troie ? La question reste ouverte, mais on devine qu’il s’agit d’une petite révolution. Une altération.

On comprend du même coup l’importance de L’Homme et l’œuvre de J.‑L. Diaz : ouvrage aux allures académiques, presque scolaires, l’auteur, qui lui aussi avance masqué, semble faire davantage que ses confrères de la critique, les poéticiens modernes. Sans tambour ni trompette, en évitant les slogans tapageurs et les idées soi‑disant inédites, il s’aventure paisiblement mais avec audace sur les terrains les plus glissants de la critique actuelle — l’herméneutique ou la déconstruction du sujet, les différentes faces de notre « moi », les degrés de puissance du « je », la lutte contre l’Habitude et ses conventions, la nature et l’efficace du plaisir du texte. L’Homme et l’œuvre (titre aussi simple que le sont les idées les plus difficiles) paraît d’abord nager à contre‑courant, être un cavalier solitaire, mais on se rend compte bien assez tôt qu’il en incarne plutôt le bilan et qu’il en annonce l’avenir8. Ce qui étonne et ce qui plaît, c’est que ce bilan n’est pas tracé de façon linéaire ; un effet nous est montré alors que sa cause ne viendra que plus tard. C’est une histoire écrite — écrite par un écrivain soucieux du plaisir de son lecteur. Or, ce livre, savamment construit comme un instrument, permet à l’auteur de repasser sur n’importe quel point de la grande carte de la littérature, et, surtout, d’en proposer au passage une orientation nouvelle. C’est le cas de l’étude novatrice que Diaz offre de Sainte-Beuve, ce sur quoi il faudra s’arrêter.

Le roman beuvien ou Sainte-Beuve comme un autre

Sainte-Beuve est un malaimé des littéraires, certes, mais est‑il pour autant un martyr ? Certainement pas. Alors un héros ? Non plus. Mais, Sainte-Beuve pourrait‑il être le héraut de la question du biographique ? On dirait bien que c’est ce que J.‑L. Diaz s’est demandé au cours des pages brillantes qu’il consacre à l’auteur. En effet, « Sainte‑Beuve a traversé toutes les étapes de [la] réflexion sur la biographie » (p. 150) au xixe siècle, qui, faut‑il le rappeler, est précisément celui de la biographie. « Jeune, il a été associé aux maîtres du Globe, pionniers de la critique biographique, Villemain, Ampère, Dubois » (Id.). Il profitera de ces leçons. Toutefois, de manière progressive, l’auteur des Lundis va opérer plusieurs changements au paradigme biographique. Et qui dit changements dit création, ce pour quoi il ne faut pas hésiter à qualifier Sainte-Beuve de « biographe artiste » (p. 151). Il se démarque de la production courante et instaure une évolution créatrice à l’art encore tout jeune de la critique biographique. Il se distingue aussi des systèmes en place, pour, de toutes pièces, fabriquer un dispositif original et novateur, ce qui permet à J.‑L. Diaz d’avancer que « Sainte‑Beuve se définit donc négativement par rapport aux trois systèmes de critique biographique précédents : plus passionné que les Walckenaer ; plus intimiste, moins historien, moins professeur que les doctrinaires ; plus en nuances, moins narcissique que le colosse Hugo. Il constitue, au fond, un quatrième système à lui seul. […] Les différentes phases de cet esprit mobile, dont on a fait une tête de Turc, méritent une étude attentive » (p. 152‑153). Sainte-Beuve, « [c]améléon de génie » (p. 153)…

Avant d’aller plus loin, on retrouvera le Contre Sainte‑Beuve, en essayant d’en tirer quelque leçon. Proust avait‑il raison d’attaquer si hardiment l’auteur des Lundis ? Oui, dans la mesure où Sainte‑Beuve, comme on vient de le voir, incarne à lui seul tout un système de pensée. Sainte‑Beuve pense la littérature, tente de la définir, et c’est que ce Proust défie. Par contre, il y a un piège. Proust systématise Sainte‑Beuve, pire, il le catégorise. Or, il n’y a pas un mais plusieurs Sainte‑Beuve, car sa pensée est en mouvement. Ses positions sur le biographique ne sont pas fixes, mais bel et bien mouvantes — un mouvement qui, consciemment ou non (le saura-t-on un jour…), a su échapper à Proust.

Sainte-Beuve, avec Balzac, fait comme toujours. Au lieu de parler de la femme de trente ans de Balzac, il parle de la femme de trente ans en dehors de Balzac, et après quelques mots sur Balthazar Claës (de La recherche de l’absolu) il parle d’un Claës de la vie réelle qui a précisément laissé un ouvrage sur sa propre Recherche de l’absolu, et donne de longues citations sur cet opuscule, naturellement sans valeur littéraire9.

Sainte‑Beuve, ajoute Proust, se place toujours « [d]u haut de sa fausse et pernicieuse idée de dilettantisme littéraire10 ». J.‑L. Diaz résume ainsi « l’acte d’accusation » de Proust envers Sainte-Beuve : « une conception fausse de la vérité biographique, la recherche de l’explication de l’œuvre du côté de l’homme ordinaire, de l’homme social, au lieu d’admettre que celle-ci est le produit d’un autre moi, plus “profond”, mais facile à atteindre » (p. 154). L’idée était forte et elle a eu des échos, puisque « [r]enforcée ensuite par le préjugé structuraliste selon lequel l’intérêt pour la biographie est vieux jeu et scolaire, “lagarde-et-michardesque” pour tout dire, cette condamnation a pris un temps force de loi » (Id.). D’abord, Sainte‑Beuve n’est pas un amateur. C’est une figure de la littérature, et pas seulement de la critique, au même titre que les grands auteurs de son siècle. Ensuite, il ne faut pas oublier que Proust n’attaque pas gratuitement l’auteur des Lundis. Pourquoi ? Parce qu’il en avait besoin pour faire son œuvre. Le Contre Sainte‑Beuve n’existe pas en soi ; il est devenu la Recherche. Proust n’est donc pas un critique, mais un romancier. L’important, c’est la Recherche, le résultat, et non pas le Contre Sainte‑Beuve et ses coups de semonce. Quiconque se réclame du Contre Sainte‑Beuve doit le remettre dans son contexte de production, celui d’un texte inachevé, posthume, que Proust n’aurait probablement jamais sorti de ses tiroirs. Et à bien lire la Recherche, on ne peut pas faire tabula rasa du concept de « moi social », de la mondanité, des horreurs de l’amour, de l’écriture journalistique, car ce sont précisément ces moments qui rythment l’apprentissage du héros. Le « moi profond » ne remplace en aucun cas le social, sinon le narrateur ne serait qu’un pauvre rêveur incapable de faire œuvre, il lui donne simplement un deuxième souffle. Or, la pensée de Sainte‑Beuve comporte elle aussi un deuxième souffle, plusieurs même. Il n’est pas un automate, au même titre que Proust n’est pas un rêveur. C’est, entre autres, le brio de l’ouvrage de J.‑L. Diaz, à savoir que L’Homme et l’œuvre enseigne à se méfier du sens commun, des idées toutes faites, soi-disant opératoires, bref arrêtées. À prendre en considération les métamorphoses de la pensée beuvienne, une autre image de la littérature se dessine, et l’histoire se réécrit.

Bien sûr, avec Sainte‑Beuve (mais il n’est pas le seul), l’intérêt critique se déplace, il passe de l’œuvre pour aller vers l’homme. Cependant, ce n’est que l’ombre de l’idée, car Sainte-Beuve propose ensuite le mouvement inverse, un retour vers l’œuvre.

À l’origine du chemin de Sainte-Beuve vers le biographique, il ne faut pas poser l’assurance doctorale de quelqu’un qui croit attraper la vérité de l’œuvre en racontant de manière positive la trame de la vie vécue par son auteur. (p. 157)

Non, « il faut poser, tout au contraire, une impatience d’en savoir plus, un désir de faire tomber les masques, d’aller derrière le décor » (Id. ; nous soulignons11). Sainte‑Beuve n’est donc pas aussi naïf que certains voudraient le faire croire. Aussi, en plus d’avoir créé un système critique complexe et diversifié, il « a su en proposer la théorie » (Id.). Comme Proust le fera plus tard, Sainte‑Beuve (dès 1829) cherche à trouver, c’est-à-dire à construire de façon consciente, une méthode. Le processus est d’autant plus noble que « [l]e point de départ est […] la déception de ce jeune critique (vingt-trois ans) devant les habitudes d’une critique qui balançait encore entre les éloges académiques et de minces “notices” biographiques. Se retournant vers le passé de la biographie d’écrivain, Sainte‑Beuve prend alors conscience de l’insuffisance des formes qui en ont eu cours en France » (p. 158). Sainte‑Beuve a ainsi su conquérir sa place dans l’espace littéraire, en critiquant justement tout un terrain de la critique qu’il juge invivable. N’est‑ce pas cela la marque des grands auteurs ? Le critique, sur sa méthode, dira avec une forte dose de lucidité et d’efficace, que son désir est d’« [e]ntrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû le faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques » (Premiers Lundis ; cité par J.‑L. Diaz p. 158). Déjà pour le premier Sainte‑Beuve, le biographique est une passion. C’est ainsi qu’il tentera d’en faire l’histoire, d’en cibler les bons comme les mauvais coups, toujours dans le dessein d’y bâtir une chambre à soi. À la recherche de la vérité, tel un certain Marcel pourrait‑on dire, il refuse la tradition. À cela se mêle un étrange phénomène, où Sainte‑Beuve paraît vraiment, et pour le mieux, devenir autre.

En effet, à bien lire les travaux de Sainte-Beuve, on plonge dans une sorte de conquête de la subjectivité à travers l’ambition de forger une nouvelle définition de l’intériorité. La démarche du critique doit être intérieure, doivent l’être tout autant ses résultats.

On s’enferme pendant une dizaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poëte ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi ; c’est presque comme si l’on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe […] Chaque trait s’ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaye de reproduire. (« Diderot », dans la Revue de Paris ; cité par J.‑L. Diaz p. 159)

Sainte-Beuve parle ici non pas en commentateur, mais en créateur. Il faut, à la lettre, s’enfermer sur soi‑même et alors trouver, voire retrouver, un autre intérieur. La vie privée devient à la fois un outil herméneutique et sa résultante. Il ne s’agit pas, comme l’avance avec malice le Proust du Contre Sainte‑Beuve, d’une simple volonté de tracer le portrait de l’homme moyen, social et civil, des grands auteurs. À l’inverse, il faut aller de l’autre côté du miroir qui nous est tendu par l’œuvre, pour juger de toute l’activité quasi refoulée qui y prend place. J.‑L. Diaz a bien raison de voir poindre chez Sainte‑Beuve « une exigence esthétique de plus haute volée : s’il s’enferme ainsi […] avec son auteur, c’est non pour s’assurer des menues circonstances de sa vie ni se poser en “chroniqueur”, mais pour agir en “statuaire” et donc saisir le moment pleinement symbolique. […] Il faut […] faire œuvre au sens plein pour entrer dans le secret divin des œuvres » (p. 160 ; l’auteur souligne). La méthode beuvienne est en plein bouillonnement, sa fonction de biographe de plus en plus nécessaire, immédiate. Au sein du biographique, tel que l’entend Sainte‑Beuve, se cache une vérité biographique que l’intuition du critique l’amènera à dérober. La mécanique de l’œuvre passe par le déroulement de la vie intérieure. Et si, « [p]our lui, la personne est […] plus vraie, plus vivante que le livre » (p. 161), c’est tout de même le livre, et sa méditation presque métaphysique, qui nous laissera le deviner. Dans la vie civile, nous jouons tous des rôles. L’auteur est avant tout un personnage. Or, Sainte‑Beuve cherche l’homme derrière l’auteur ; insistons à nouveau, l’homme derrière l’auteur. Non pas devant. Percer le rideau de la comédie sociale pour entendre et voir l’écoulement de la vie intérieure, car elle est la source de l’art. Sainte‑Beuve « braque son attention sur l’homme privé, trop négligé jusqu’à lui » (p. 163). L’homme, dira‑t‑il dans un élan proustien avant la lettre, doit venir avant le « rôle ». Comme Mme de Sévigné avait son côté Dostoïevski, Sainte-Beuve a son côté Proust :

Rien de plus instructif que de connaître à nu l’homme avant le personnage, de découvrir les fibres secrètes et premières, de les voir s’essayer sans but et d’instinct, d’étudier le caractère même dans sa nature, à la veille du rôle. (Premiers Lundis ; cité par J.-L. Diaz, p. 164).

De cette quête de l’inspiration première, avant-scène du biographique, J.‑L. Diaz tirera l’un des traits les plus notoires de L’Homme et l’œuvre : « Sainte-Beuve cherche dans la même direction que Freud. Geste novateur et fécond que celui qui consiste à regarde du côté des origines » (Id. ; nous soulignons). Plus encore : « Sainte‑Beuve annonce à sa façon les chemins de la psychanalyse » (Id.). Au fond des choses et au cœur de la conscience, Sainte‑Beuve crée la « biographie psychologique » (par après, il opposera même avantageusement la psychologie, pourtant naissante, à l’art de la biographie). « Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui12 », dira Proust, étrangement en accord avec ses contemporains, Sainte‑Beuve et Freud. Critique caméléon, comme aime l’appeler J.‑L. Diaz, Sainte‑Beuve, après ses avancées sur le terrain encore méconnu de l’inconscient de notre vie intérieure, mais parallèlement à elles, proposera encore plusieurs nouveaux concepts de la biographie, tels celui du portrait, puis des causeries, ensuite le biographe au second degré, le critique naturaliste, mais toujours dans le souci de bâtir une méthode en l’expérimentant, de manœuvrer un art — son art — de la biographie qui ne peut alors que se concevoir sous la forme d’une ontologie littéraire induite des va-et-vient entre l’homme et l’œuvre.

Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu’il porte gravé au‑dedans du cœur. Mais avant de l’articuler, que de précautions ! Que de scrupules ! Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques […], à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière […] — ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne le risquerais qu’à la dernière extrémité. (Causeries du Lundi ; cité par J.-L. Diaz, p. 180-181)

Aussi bien poète, savant que critique, bien malin celui qui pourra coller une étiquette sur Sainte-Beuve, puisque, comme nous le montre parfaitement J.-L. Diaz, il se trouve toujours là où on ne l’attend pas, quelque part entre l’homme et l’œuvre.

La littérature et la « vraie vie »

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui […] habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés” […] ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision13 », dira le narrateur proustien au cœur du Temps retrouvé. Peut‑être tenons‑nous là la condition alchimique de ce rapport entre l’homme et l’œuvre si puissamment étudié par J.‑L. Diaz dans son ouvrage d’ores et déjà incontournable, et dont on ne peut qu’attendre la suite…

C’est, nous dit Proust, une question de vision. Il faut voir en profondeur, derrière les apparences. L’homme derrière l’œuvre, et inversement. Plutôt que le simple dualisme, on trouvera l’harmonie. L’Homme et l’œuvre est la biographie intellectuelle et savante de ce dialogue constant qui, en lui seul, constitue ce qu’est à la fois la vie et la littérature. Tombe alors l’opposition entre la logique de l’archive et celle de la nécessité. Rien n’est en soi superflu ni essentiel, car, avec un éclairage adéquat, il y aura toujours autre chose. Notre vie, la « vraie vie », nous habite continuellement. Mais, pour quelque raison que ce soit, elle nous est en même temps étrangère. Ce sera notre œuvre d’arriver à l’exposer au grand jour, d’en faire une continuelle allégorie. Et le temps semble justifier cette formule de Keats, car comme le remarque J.‑L. Diaz à la fin de l’ouvrage, « nous sommes en train de vivre depuis une vingtaine d’années une réaction de sens inverse contre l’impersonnalité formaliste. L’auteur mort renaît de ses cendres, suscite des intérêts de tous ordres » (p. 228). L’histoire n’est pas terminée. Elle est toujours vivante. Or, si la vraie vie c’est la littérature, la littérature est elle‑même la vraie vie. Dit autrement, la littérature est affaire de vie, et inversement. Heureusement, de grands penseurs sont là pour démontrer de manière toujours nouvelle la traduction ininterrompue et transversale de la vie par la littérature, de l’homme par l’œuvre, que le seul grand livre est celui qui permet de lire en soi-même, de se lire comme un autre. Au final, qu’est-ce que la littérature, à savoir qu’est-ce qu’un homme et qu’est-ce qu’une œuvre, sinon, comme nous l’ont montré à leur façon Sainte‑Beuve, Proust et José‑Luis Diaz, une question de réciprocité entre la méthode et l’expérience.

« Pan ! » : poésie & guerre de 14-18 http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6480

Le dernier livre de Laurence Campa, Poètes de la Grande Guerre. Expérience combattante et activité poétique, est la collation d’études diverses, parfois déjà publiées par ailleurs, prenant pour objet Guillaume Apollinaire, René Dalize ou Georges Duhamel. Le chercheur passionné qui se serait précipité au Centre mondial de la Paix, à Verdun, voir une exposition sur « Giuseppe Ungaretti : le témoignage d’un poète italien dans la Grande Guerre»1, ou qui se serait jeté sur une des dernières études parues sur la « war poetry »2, voyant que ce livre succède à la somme de Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, paru l’année passée dans la même collection3, risque donc de prime abord une petite déception : en dépit de son titre généraliste et ambitieux, Poètes de la Grande Guerre… n’est pas un ouvrage sur Siegfried Sassoon, Wilfred Owen, Ernst Stadler, August Stramm, Clemente Rebora, voire Charles Dornier ou Claire Virenque4 — ce dont son auteur se défend d’ailleurs fort honnêtement dès les premières pages.

Dans son introduction, après un préambule qui affiche l’ouvrage comme une « vaste enquête sur la poésie de la Grande Guerre » (p. 9), L. Campa invoque en effet une « histoire de la poésie française de la Grande Guerre », qui ferait dialoguer « l’histoire culturelle, l’histoire sociale ou l’anthropologie historique » et la lecture littéraire (p. 11)5. Mais cette histoire reste à écrire, car L. Campa affirme vouloir s’en tenir à « l’histoire de poètes qui furent combattants » (p. 11), selon le même principe de « dépaysement méthodologique », qui vise à « considérer les objets historiques d’un point de vue littéraire et les objets littéraires d’un point de vue historique » (p. 12).

L. Campa se pose tout d’abord la question de savoir comment nommer ces « poètes et combattants ». Le vocable « poètes de tranchées » exclut les « poètes du front qui n’écrivent pas et/ou ne publient pas sur la guerre » ; « poètes soldats » a l’avantage de faire primer l’être‑poète sur la circonstance-soldat ; de même que « écrivains-combattants » (p. 13). Finalement, Campa propose de nommer « “poètes de guerre” ceux qui firent la guerre ; dont l’œuvre est marquée par l’expérience du front, et qui, profondément artistes, n’ont pas rencontré de simples questions de formulation et d’expression, mais d’authentiques problèmes d’écriture » (p. 13). Elle classe l’Apollinaire de Calligrammes parmi ces poètes de guerre, affirme que Cendrars naît de la guerre (oubliant La Prose du Transsibérien ?), et juge que la guerre est au cœur de l’œuvre de René Dalize, Jean Le Roy et Louis Krémer, et assure leur postérité.

L. Campa évoque ensuite la poésie du temps de la guerre, rappelant que « aux milieux littéraires, [celle-ci] pose des problèmes esthétiques cruciaux dont dépendent son statut et sa réception pendant et après la guerre » (p.18). Évoquant les pratiques contrastées de débutants qui naissent à la poésie pendant la guerre (Eluard ou Aragon), de poètes confirmés qui mettent leur plume au service de la guerre (Paul Fort) ou de littérateurs décidés à ne pas se laisser entraîner par « les agitations impuissantes excitées par les évènements dans un homme inutilisé », pour reprendre les mots de Paul Valéry (cités n. p. 22), L. Campa rappelle les termes du débat, qui s’articule autour des questions de la rhétorique et de la sincérité, du mensonge et de la vérité (p. 19). Elle retrace également l’évolution de ces dilemmes sur la période de la guerre, de la sanctification du poète combattant, surtout s’il est mort au front, à la progressive victoire du « littéraire » sur les « circonstances ».

À la question de savoir pourquoi la poésie de guerre a sombré dans le silence, en tout cas de la critique universitaire, L. Campa avance plusieurs hypothèses. Il y a d’abord la question de la réception de la poésie de guerre elle‑même, et plus largement, de la poésie engagée, de la poésie de circonstance(s)6 ; et aussi une sorte de malentendu entretenu par une série de paralogismes : mettre la guerre en poésie voudrait dire la poétiser, donc l’embellir, et donc exalter la guerre (p. 31) — et L. Campa se rappeler à ce sujet qu’« aesthesis » veut dire « sensation ». Pour résumer, la poésie de guerre se voit en tout cas condamnée pour deux raisons paradoxales : elle serait asservie aux circonstances, et donc sans valeur, pour les « littéraires », et elle serait soupçonnée de « fiction » et donc de mensonge, pour les « historiens ». La poésie de guerre ne sera donc rédimée que par un « linguistic turn » épistémologique, celui de la « valorisation de l’œuvre littéraire » lancée, pour la Grande Guerre, par les historiens de l’école de Péronne (p. 35).

Ces prémices une fois posées, L. Campa se lance donc dans ses « micro-lectures » d’Apollinaire, Cendrars ou Dalize. Loin de traquer l’originalité ou la rupture dans les écrits de ces « poètes de guerre », tous « volontaires », et qui se « connaissaient tous », elle entreprend d’ « observer comment l’expérience combattante et l’activité poétique interagissent » (p. 37)7.

L. Campa commence logiquement par la figure d’Apollinaire, l’artilleur‑artiste. Elle revient sur le vers liminaire de « L’Adieu au cavalier » (« ah Dieu que la guerre est jolie »), tant haï par André Breton, et qui a sans doute beaucoup nui, plus encore que la production patriotique de Paul Fort, à la postérité de la poésie de la Grande Guerre (le même anathème ne s’étant pas reproduit pour la poésie de la « Résistance »). Après avoir redonné très précisément les conditions d’écriture du poème (il fait d’abord partie du Médaillon toujours fermé, « petit roman poétique guerrier » envoyé à Marie Laurencin, avant d’être intégré à la troisième partie de Calligrammes, « Lueurs des tirs »), L. Campa entreprend de retracer l’itinéraire de la réception du poème, de sa condamnation des années 20 à sa réhabilitation, dans les années 90, par Claude Debon (itinéraire qui reflète sans doute d’ailleurs plus largement la réception de la poésie, voire de la littérature de guerre), et qui fait en tout cas qu’Apollinaire, à son corps défendant sans doute, « est devenu le poète français de la Grande Guerre » au seuil du centenaire de la guerre (p. 44). L. Campa termine son chapitre par une brillante analyse du texte, en en démontrant le principe d’ironie et de mise en scène. Cette lecture de « L’Adieu au cavalier » lui permet de dire que la poésie de guerre, singulièrement celle d’Apollinaire, « dévoile » l’expérience combattante plus encore que ne pourrait le faire la prose naturaliste. Parce qu’elle se détache des contingences historiques et biographiques, la poésie est selon elle à même de pratiquer la « déliaison » et de dire la guerre.

Blaise Cendrars est le deuxième appelé. L. Campa revient sur le silence poétique qui fut celui du poète, à partir du « comput » de 1917. Autour de cette date, une mutation générique s’observe en effet chez Cendrars : avant, parution des poèmes de Schrapnells (1914) et de La Guerre au Luxembourg ; après, les tentatives de Cendrars pour dire sa blessure en poésie sont toutes marquées par l’échec (Au cœur du monde). Le malaise poétique commence d’ailleurs selon Campa dès La Guerre du Luxembourg, « métalepse » de la guerre (p. 53). Dans ce recueil, Cendrars refuse le collectif, alors en vogue, et dénonce les mensonges de la « victoire » — à moins que ce ne soit ceux de la poésie. L. Campa peut donc écrire que : « le corps mutilé et la main gauche réclament une rupture poétique. L’expérience combattante a définitivement faire perdre au poète le goût de l’art et de l’esthétique » (p. 57). L’amputation de la main droite chez Cendrars va de pair avec la nécessité d’une rupture radicale, et une longue parturition qui le mène à la prose apaisée de Profond aujourd’hui, puis à l’acte de nommer la blessure, en germe dans J’ai tué (1938), enfin dit dans La Main coupée (1946).

Viennent ensuite Réné Dalize et André Salmon, évoqués ensemble, car ce furent « deux amis liés par la souffrance et l’écriture » (p. 63). Combattants aux fortunes diverses (Dalize est mort en 1917 au Chemin des Dames ; Salmon a eu la « chance » d’être blessé dès 1915, et d’être réformé à titre définitif en 1917), les deux volontaires n’ont pas eu non plus la même fortune poétique : Dalize, ou Dupuy, écrivain velléitaire et neurasthénique, n’a pas produit d’œuvres marquantes ; Salmon, au contraire, fut un poète prolifique, revenant sur la guerre tout au long de sa carrière, de Chass’bi, paru en 1916 à ses Souvenirs sans fin, mémoires parus en 19618, et allant parfois, comme Apollinaire, jusqu’à remanier des œuvres écrites avant la guerre pour leur donner un sens nouveau. Si Chass’bi porte encore la marque de la culture de guerre, exaltant le collectif et l’humain, Caporal Valentine, paru en 1932, constitue par exemple un hapax intéressant, qui raconte l’histoire d’un déserteur forcé de se travestir en femme. L. Campa évoque également le long poème « l’Âge de l’humanité », qu’elle qualifie de « témoignage lyrique » (p. 94). C’est en revanche à la fidélité de ses amis que l’on doit la publication en volume de la poésie de guerre de Dalize, « Ballade du pauvre Macchabé mal enterré », parue auparavant sous le titre « Ballade à tibias rompus » sous un ronflant pseudonyme9. L. Campa évoque les caractéristiques de cette poésie de guerre atypique, qui emprunte à l’ironie et à l’humour noir10. L. Campa s’attarde enfin sur la « hantise » de Dalize, magnifié dans la dédicace de Calligrammes et dans les écrits de Salmon, qui déplace parfois le lieu de la mort de son ami.

L. Campa se penche ensuite sur la « parole consolatrice » de Georges Duhamel, en analysant la réception de La Vie des Martyrs (1916-1929). Lorsque la guerre éclate, Duhamel s’engage comme médecin et semble renoncer à la littérature. Bien vite pourtant il éprouve le désir de témoigner de la souffrance des hommes en guerre. C’est d’abord sous le pseudonyme de Denis Thévenin, pour ne pas être accusé de faire « un acte de littérature », qu’il publie ses premiers récits de vie, dans Le Mercure de France. La Vie des Martyrs paraît en 1917, sous son nom cette fois. L. Campa montre qu’à sa sortie, l’œuvre connaît un grand succès, car elle correspond parfaitement à l’horizon d’attente du public, comme le montre d’ailleurs aussi l’attribution du Prix Goncourt, l’année suivante, à Duhamel : en 1917, c’est en effet de littérature compassionnelle que les Français ont besoin, et La Vie des martyrs, écrite par un médecin, comble parfaitement cette attente, même si le message qu’il délivre est parfois ambigu. Rejeté par Norton Cru car il constitue un « témoignage indirect », La Vie des Martyrs aura toutefois une influence décisive sur Genevoix. La guerre permet donc à Duhamel, paradoxalement, de poursuivre ses recherches formelles, et d’inventer, selon Campa, le « témoignage littéraire ». Selon L. Campa toujours, enfin, La Vie des Martyrs se caractérise par une obsession de la parole et de la musique.

La personne de Jean Le Roypermet à L. Campa de revenir ensuite sur des pratiques commémoratives à la frontière de l’histoire et de la littérature, car elles concernent les écrivains « tombés au champ d’honneur ». L’hommage peut s’insérer dans des célébrations collectives (comme l’Anthologie de écrivains morts à la guerre) ou se faire plus individuel, avec la publication des œuvres posthumes. L. Campa montre bien que ces gestes éditoriaux sont fortement codés, et qu’autour d’eux se rassemblent des écrivains de tous bords, formant ainsi une sorte d’« union sacrée » littéraire, où ne doit subsister que la fraternité. Elle avance l’idée que la publication des œuvres des morts à la guerre est une façon de leur rendre la parole, quand bien même cette parole serait toujours fatalement médiatisée : elle est plus l’œuvre de ses éditeurs que de son auteur absent. Tel est le cas des poèmes de Gabriel-Tristan Franconi, ou des Chants perdus de Lucien Rolmer, et donc aussi du Cavalier de frise de Jean Le Roy, paru en 1928, avec une préface de Cocteau, et le sous‑titre « poëmes inédits de Jean Le Roy, trouvés dans sa cantine ». Il est vrai que ce recueil est bien la seule « stèle » dont nous disposons pour Le Roy, ou plutôt son seul cénotaphe : le corps de Le Roy, disparu sans doute à Ypres, n’a jamais été retrouvé, et son nom ne figure sur aucun monument.

C’est à un autre poète disparu, Louis Krémer, que L. Campa consacre son dernier chapitre. L’auteur touche d’ailleurs là une limite : meilleur ami du poète Henry Charpentier, c’est un « poète et combattant sans activité littéraire publique » (p. 141), dont L. Campa a édité le « dossier de guerre » en 2008, sous le titre D’Encre, de fer, de feu11. Elle choisit de voir en Krémer un « témoin ambigu » qui apporterait, par sa singularité, des informations précieuses à son sujet (p. 143). Elle revient d’abord en détail sur les années de formation de Krémer, apprenti-poète fasciné par Leconte de Lisle, puis dresse ensuite un portrait du poète en soldat résigné, ou révolté, désespéré, surtout, par la destruction de la Beauté. Dans les lettres de Krémer à Charpentier (qui prennent parfois la forme de poèmes en prose) perce une haine de la population civile, des embusqués, et des remarques fascinantes sur les lectures des soldats pendant la guerre. Cotoyant Barbusse au front, Krémer n’en apprécie pas Le Feu. En route pour Verdun, il pense à Paul Adam. Sous sa plume ne naissent plus que des vers parodiques, comme si l’expérience n’était pas « dicible » : Krémer rejette les « figurants aux casques de carton doré, aux armures de zinc peint », comme il le dit lui‑même (cité p. 179). Poète ancien embarqué dans une guerre « moderne » ? L. Campa voit en tout cas en Krémer en lui « un poète sans nom, un anonyme, qui disparut avec les derniers vestiges du xixe siècle » (p.180).

Si l’on regrette l’absence de conclusion, qui aurait pu revenir sur les questions soulevées en introduction, et si on se demande si une approche comparatiste ne serait pas pertinente12, on apprécie toutefois la courageuse démarche de Laurence Campa, une des premières chercheures à s’attaquer à la poésie de la Grande Guerre, selon le principe des études culturelles, jusque là surtout pratiquées par des historiens. On apprécie aussi, dans un sujet qui peut se prêter aux analyses faciles et au manichéisme, son sens de la finesse. Choisissant de considérer la « Grande Guerre » comme une période littéraire à la chronologie subtile qui a sa propre dynamique, elle refuse d’y voir une facile « rupture » des formes. Le Roy, Apollinaire, Dalize, sont autant d’exemples divers et contrastés de la nécessaire adaptation que la guerre a fait subir à la vie des hommes, voire à leur perception de la littérature.

Éthique & distance : les enjeux du « pastorat » http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6464

L’invention d’un lointain

La distance pastorale est l’invention d’un lointain. En rapportant à leurs usages politiques les contenus éthiques de la littérature pastorale, ce livre décrit la bergerie comme un des lieux majeurs de l’expérience de l’histoire propre aux hommes de l’Ancien Régime.

Cet énoncé, figurant sur la quatrième de couverture de La Distance Pastorale de Laurence Giavarini, annonce une stratégie de lecture de la pastorale qui nous force, d’emblée, à voir dans cet ouvrage un évènement de publication décisif dans le cadre de la critique de la « bergerie ». En fait, ce que l’auteur nous propose, dès le moment introductoire, correspond à un parcours singulier qui croise le littéraire, le philosophique, le social/historique, dans un travail de recherche portant sur la politique de la représentation pastorale, des guerres de Religion à la mort du duc de Montmorency, en 1632. La notion d’éthique est, de ce fait, analysée dans une perspective politique (éthique des auteurs/politique du texte et des auteurs) et c’est de cette politique qu’émane la « distance » : l’argument à développer procède du mode éthique selon lequel les bergers de représentation parlent des mœurs et de la politique pour se centrer dans les usages politiques que l’on fait de ces textes (ou «paroles de bergers») à l’époque. C’est pourquoi l’auteur ouvre La Distance pastorale en affirmant que « ce livre fait le pari de lire en un sens politique les textes de la littérature pastorale d’Ancien Régime » (p. 7).

À cet objectif s’ajoute une vision idiosyncratique de la littérature pastorale que les travaux de L. Giavarini ne cessent de mettre en relief, depuis sa thèse sur « L’expérience du berger et les signes1 » jusqu’aux articles ultérieurs portant sur les usages politiques de la littérature chez Honoré d’Urfé, Giambattista Guarini ou la politique de la représentation pastorale des guerres de Religion à la mort du duc de Montmorency2. Construit sur l’hypothèse que l’histoire et son écriture se reproduisent au cœur de la représentation des bergers, l’ouvrage se propose « de prendre en charge le statut de la pastorale comme représentation » (p. 13) sans escamoter un ensemble de lectures qui, au cours du xxe siècle et, déjà, au xxie siècle, ont constitué un important canon critique de ce mode du discours : de M. Magendie à P. Koch, M. Fumaroli, E. Henein, F. Lavocat, D. Denis3, entre autres.

L’invention du lointain passe, donc, dans le premier moment introductoire (« Tradition et politique »), par l’énonciation de la tradition pastorale à partir d’un corpus assez vaste (pastorales dramatiques et romans pastoraux français ; traductions d’ouvrages italiens et anglais), voire, par une enquête sur la tradition pastorale s’appuyant sur des notions-clés qui deviennent des outils épistémologiques fondamentaux : la « distance » et la « représentation » (voire l’éthique de la distance et de la représentation). Leurs enjeux se définissent au cœur même du mode pastoral et d’un éclatement du sens — « le lointain » — qui lui est propre : la distance énonciative est, d’une part, ce qui permet aux « bergeries » de devenir politiques, même si les textes semblent, dans leur essence, contredire le politique par un souci permanent de création d’une société plus morale, de forger de continuelles discussions néoplatoniciennes ou d’aspirer tacitement à l’utopie ; le genre transhistorique de la pastorale participe et se projette, d’autre part, de/dans la construction des mœurs et de la langue du siècle classique. Ainsi, le dialogue installé entre tradition et politique permet à l’auteur de développer un postulat innovateur associé au statut de la pastorale comme « mode de représentation d’une action » (Rapin) : le sens de la « parole de berger », les nuances épistémologiques de sa relation particulière au discours de l’histoire et les évènements de publication que ces moments d’écriture constituent, se fabriquent sur l’idée de « distance », plus proche, dans le livre, du point de vue critique de Norbert Elias4 (forme d’écart de l’homme par rapport au processus historique qu’il vécut) que de celui de Thomas Pavel5 (éloignement entre l’écrit et le monde).

La structure chronologique de l’ouvrage — deux parties situées dans un devenir temporel conséquent, encadrées par un lieu de passage dédié à « L’évènement Astrée » — est une démonstration réussie de cette pensée sur la « distance » et sur sa représentation éthique.

Éthique du « pastorat »

Le « Prélude » qui ouvre la première partie — « De la politique considérée comme une affaire de la Bergerie. Du Moyen Âge aux troubles de Religion » —, où le vertige du modèle s’impose en tant que poétique/mode de l’écriture, évalue les modulations heuristiques de la notion de « distance » à partir de l’optique de Michel Foucault. Selon cet auteur, le modèle pastoral n’interroge pas directement le politique ; il le fait par le biais de la parole poétique du roi-pasteur décrite par le concept du « pastorat », voire de la « politique considérée comme affaire de bergerie6 ». Ce concept devient une clé de lecture fondamentale pour comprendre l’évolution des mouvements argumentatifs du livre de L. Giavarini, d’autant plus qu’il se centralise sur les contextes historiques/politiques où la métaphore pastorale surgit en France et les modalités de son énonciation (le rapport entre le berger et l’art de gouverner).

La période des guerres de Religion domine, sous le regard de Foucault, ce premier moment du livre, quoique le Chapitre Premier (« L’expérience du berger et les signes (xivexviie siècles) ») illustre le parcours suivi par les images politiques de la pastorale pendant deux siècles et leur portée historique, mythique et allégorique. Le Bon Berger de Jean de Brie (1379c), le Temple d’honneur et de vertus de Jean Lemaire de Belges (1503), la fable de La Fontaine « Le berger et le roi » (1678), entre autres, se font écho différemment, dans la temporalité des signes pastoraux, des figurations politiques et religieuses du berger, la valeur de sa parole politique ayant déjà été objet d’analyse dans les arts poétiques de la Renaissance.

Ceci dit, dans cette logique de la « distance », une réflexion sur le lieu pastoral et l’utopie pendant les guerres de Religion s’impose : les formes poétiques de la « bergerie » se déploient dans les diverses modalités des discours amoureux des personnages. Le deuxième chapitre du livre (« La bergerie comme texte. Lieu pastoral et distance utopique au début des guerres de Religion ») met justement l’accent sur le lieu (d’)où ils s’énoncent et sur le rapport critique et spatial établi entre ce lieu de l’écriture et le lieu social de la cour, en mesurant la signification politique des textes. À ce sujet, un premier cadre descriptif des réalisations françaises du lieu pastoral est dessiné à partir de La Bergerie de Ronsard (1565), de Les Théâtres de Gaillon de Nicolas Filleul (1566), de la Première Journée de La Bergerie de Rémi Belleau (1565) : au‑delà d’une approche plus générique de ces textes, menée par Nathalie Dauvois, citée à plusieurs reprises7, L. Giavarini conduit la réflexion vers le plan du texte culturel, vers le lien singulier que Ronsard, Filleul et Rémi Belleau établissent entre l’espace d’énonciation des discours des bergers — parfois passage allégorique et artistique à l’espace de la cour — et le cadre historique précis où leur mode de lecture éthique/esthétique se concrétise.

Les différents degrés de ce double questionnement (lieu d’énonciation des discours amoureux des bergers et lieu politique de son déploiement) se trouvent illustrés par l’intromission des signes du «trouble» politique dans la poétique de représentation de la «bergerie», notamment par les croisements idéologiques qui découlent de la filiation ligueuse de certains écrivains. L’expérience de la mélancolie (Chapitre III) devient, alors, un élément singulier au cœur de la distinction entre propos éthique et usage politique de la pastorale, étant donné que l’idée du corps, associée aux conflits religieux de la seconde moitié du xvie siècle, s’étale dans la violence corporelle qui envahit le cadre bucolique. Encore une fois, La Distance pastorale s’ancre dans une intéressante postulation épistémologique, se situant au-delà des différentes études consacrées, jusqu’à présent, à la mélancolie et nostalgie pastorales depuis Sannazar, sans pour autant ignorer leurs enjeux8. Ainsi, pour montrer comment la pensée du corps participe de la réflexion sur  les troubles menée à bien par des ligueurs et politiques, l’auteur évoque deux textes de Belleforest, La Pastorale amoureuse (1569) et La Pyrénée (1571), « lieux affectés » où l’allusion historique (à la maison de Guise) côtoie la casuistique néoplatonicienne qui marque les discours des bergers.

De même, l’évocation des Bergeries de Juliette de Nicolas de Montreux (1585‑1598) montre comment l’éthique du texte pastoral est accentuée par son ouverture épistémique à l’histoire. Les trois dédicaces dont les destinataires ont des positions politiques diverses par rapport aux guerres de Religion nous situent, dans le vestibule du texte, dans un espace ambigu, d’autant plus que le roman de Montreux n’est pas directement identifiable à une position politique donnée. Sa publication accompagne néanmoins la période d’existence de la Ligue et le texte développe, en conformité ontologique avec l’histoire, une imagination mélancolique qui repose sur les effets néfastes de la passion (« autopsie de la mort d’amour » ; le pathos corporel) et l’exaltation de la chasteté. On y perçoit une sorte de déploiement des affects des bergers émergeant de la casuistique amoureuse néoplatonicienne propre à leurs discours, qui se légitime dès le paratexte: dans l’épître au duc de Mercœur, l’éthique du destinataire se joint à l’ethos que l’auteur se fait de lui-même.

La « Clausule » de cette première partie du livre élabore une très utile synthèse des différentes modulations des contenus catholiques sous‑jacents au corpus élu, c’est‑à‑dire des usages que la « bergerie » présente de la politique (et de la politique ligueuse), en s’appuyant sur un travail de la « distance », intrinsèque à la poétique des textes, exposé dans les enjeux rhétoriques des paratextes.

Dispositio et « affaire(s) de bergerie »

La deuxième partie du livre — « Le moment libertin (c. 1607‑1634). Pastorale et politique des auteurs » — séparée la première partie par un « lieu de passage » dédié à L’Astrée, accorde une place originale à différents écrits pastoraux (pastorales dramatiques, romans français, italiens, anglais) « dans un contexte où les actions d’écriture des auteurs sont saisis par des jugements concernant la nouveauté, le rapport à l’autorité, les enjeux de la poétique » (p. 199), c’est‑à‑dire dans le « moment libertin » (ou le « moment dévot », après l’assassinat d’Henri IV). L’intérêt de ce second grand mouvement de La Distance pastorale est évident si l’on tient compte du regard moderne à travers lequel est analysée « la pastorale d’auteurs qui ne sont pas identifiables comme poètes ». Cette approche éthique et politique que L. Giavarini nous présente de la pastorale, ayant trait au premier tiers du xviie siècle où s’intensifie la publication de « bergeries », reste liée aux marques particulières de la dispositio et au sens particulier des discours sur la nature et l’histoire qui s’en dégagent. On revient, du coup, à la question complexe de l’éthique du texte pastoral, étant donné que l’on se situe du côté des usages libertins de la pastorale et de l’écriture poétique dans une époque (ou un moment) visiblement aporétique.

La théâtralité devient, alors, un important enjeu de la dispositio des textes — on revient au « berger de représentation » et à la question de la représentation — permettant d’évaluer différemment les pastorales dramatiques dont il sera question dans le chapitre VI (« La nature en procès. Enjeu politique de l’amour et sens de l’expérience (1607‑1625) »). Elles sont lues, de ce fait, comme des textes d’opinion développés autour de la question politique de l’amour (l’amour des particuliers, l’amour pour le prince, l’amour du prince pour ses sujets). L’auteur arrive ainsi à la question de la « dispositio tragique » autour de laquelle se construit une constellation textuelle où la nature dans l’histoire et dans la production de conduites éthiques est pensée : La Bergerie de Montchrestien ; Alphé de Hardy ; Les Amours tragiques de Pyrame et de Thisbé de Théophile de Viau ; Les Bergeries de Racan ; les traductions du Pastor Fido de Guarini et de l’Aminta du Tasse. Ces textes (qui sont aussi prétextes pour une extension éthique de l’analyse), traduisent une mise-en-scène énonciative tragique de l’historicité des (nobles) bergers dont les discours sont traversés par les questions de la Contre‑Réforme.  

Encore une fois, la politique devient « affaire de bergerie », et l’intention auctoriale de faire lire les textes en tant qu’exemples de cette mise en représentation de l’histoire dans l’écriture pastorale, justifie la restriction du corpus à un seul auteur — Jean Mairet — et à ses tragicomédies pastorales (1626‑1631) pour discuter, dans le chapitre suivant, « l’autorité en procès ». En fait, ce dont il est question dans la dramaturgie de Mairet, est, de prime abord, l’autorité monarchique, d’autant plus que la disposition formelle des pièces est soumise, comme le démontre brillamment l’auteur dans le chapitre VII, au protectorat du duc de Montmorency et à l’aurade la cour de son château de Chantilly. La crise mélancolique qui parsème La Sylvie ou La Silvanire (la mort ou la fausse mort des bergers) devient la scène par excellence de l’espace politique, du trouble et de la montée de l’absolutisme, esquissée depuis les épîtres dédiés à ce noble enraciné dans l’histoire. Il s’agit, donc, pour L. Giavarini, d’exposer au lecteur, à travers Mairet/Montmorency, l’exemple par excellence d’un dispositif de publication éthique — un « évènement d’énonciation » — où la « distance » se devine dans le croisement de l’espace de l’écrivain avec l’espace historique, à travers la complexité du paratexte.

L’écriture pastorale devient, en ce sens, codifiée, discours à clés foncièrement associé au social9, ce qui semble assez clair lorsque le livre crée un ultime moment de réflexion centré autour des enjeux auctoriaux du « tombeau » (« Tombeaux et jugements critiques (1627‑1634) »). Lieu « symptomatique du texte pastoral » (p. 16), le tombeau nous permet de récupérer la relation essentielle entre l’écriture, la mort et l’autorité, en partant des traductions de l’Aminta du Tasse, de la Filli di Sciro de G. Bonarelli et de l’Arcady de Sidney. Le lieu occupé par le corps dans l’énoncé pastoral — le corps mort et/ou vivant — devient le centre d’une « distance » à partir de laquelle les actions politiques sont jugées en termes de passions et d’humeur. La représentation tragique organise les affects du point de vue de l’usage social de l’écriture, conduisant la lecture vers des parallélismes assez intéressants (le personnage du « malcontent » sert, par exemple, à désigner le noble révolté contre le roi pendant les troubles de la fin du xvie siècle et du début du xviie siècle). De ce fait, L. Giavarini démontre que le travail de la « distance », érigé entre la fiction et l’histoire, devient un travail de représentation (tragique) et, en même temps, un travail de codification d’une écriture centrée sur les jugements critiques que les auteurs construisent à partir des modèles «anciens» de la pastorale. On boucle le cercle en revenant au «moment libertin» et à la nature de la relation qui se dessine entre écriture présente et modèles canoniques. Que cette approche se fasse sous une formulation libertine (« L’Avant-Propos » champêtre du traité politique de Guez de Balzac, Le Prince), sous une réécriture satirique (le tombeau des romans mis en scène dans Le Berger extravagant de Charles Sorel), sous une filiation révérencielle (la fiction des «illustres bergers», libertins des années 1626, décrite dans un prosimètre de Nicolas Frenicle), la pastorale est toujours considérée comme un monument où se définit l’autorité poétique des auteurs et où se dévoile la disposition de leurs affects.

Le secret d’un évènement de publication

Entre la première partie et la deuxième partie de La Distance pastorale, L. Giavarini crée un « lieu de passage » qui est plus qu’une parenthèse : les deux chapitres consacrés à « L’évènement Astrée » anticipent, en quelque sorte, le moment de clôture du livre et intensifient l’ouverture du littéraire au politique, voire le sens du « pastorat ». Considéré, depuis le « Préambule », comme un « monument », un « évènement de publication », qui sert à ériger la tradition poétique, L’Astrée ne fait pas l’objet d’une analyse romanesque ou pastorale. L’intérêt de ce « lieu de passage » va plutôt du côté de l’interrogation du geste de publication d’un roman sans dédicataire déclaré, dont la première épître s’adresse à Astrée, personnage de fiction transporté vers un espace péritextuel normalement encadré dans l’histoire. La façon dont Urfé construit sa position auctoriale passe, ainsi, par l’institution d’un secret : « le roman d’un noble au Parnasse » est présenté/dédié, dans les trois premières parties, à des entités fictives (Astrée, Céladon et à la rivière du Lignon) qui installent une double « distance » par rapport à la réalité : les trois épîtres constituent des espaces d’expansion lyrique (intime) tout en instaurant une distance éthique de l’auteur par rapport à son texte. Il ne désigne explicitement sa position dans le discours politique que lorsqu’il fait publier une autre épître, dans la version de 1610 de la deuxième partie, dont le destinataire est Henri IV, un roi de paix. En saisissant le processus de (dé)construction du secret d’un évènement de publication, L. Giavarini  montre que l’écriture est, pour Honoré d’Urfé, ancien ligueur, une pratique sociale, ce qui détermine la liaison de son référent au modèle théâtral et à une double représentation : la représentation de l’amour des bergers dans le décor de la vie de cour (l’ethos de l’amour a un sens politique); la représentation de son lignage, de son patrimoine, de l’ancien guerrier, à travers l’action politique imposée subtilement par une rhétorique des clés (Euric, personnage-clé d’Henri IV, dans la IIIe Partie). La «distance pastorale» qui accompagne la publication différée des diverses parties de L’Astrée devient action historique, formule éthique de l’écriture, démonstration de la dimension politique de l’autorité par l’effet de la réception du social. L. Giavarini rejoint ici F. Lavocat qui, dans ces Arcadies Malheureuses, fréquemment citées dans le texte, met en lumière la transformation du roman pastoral associée à la disparition des bergers‑poètes au profit des princes et des personnages de fiction. Ainsi, l’« évènement Astrée » (un lieu fondamental au regard de l’argument de la « distance ») relève et révèle, en même temps, l’usage politique du « pastorat ».

C’est pourquoi il me semble possible, sinon obligatoire, d’associer ce moment de « Passage » au moment de clôture où le livre évalue, à nouveau, « le lieu pastoral et l’expérience de l’Histoire ». L’« évènement Astrée » reste un « moment décisif dans le changement de sens de la distance pastorale au tournant du siècle » (p. 316). De même, l’évolution subie au long de l’ouvrage par le concept de « distance » correspond, comme l’affirme L. Giavarini dans la « Conclusion », à la distance de l’éthique et à son caractère foncièrement politique. Ceci dit, le texte pastoral est éthique en deux sens : il décrit les mœurs (de l’écrivain, de ses dédicataires) ; il présente des exemples de conduite. En outre, les différents usages de la « distance » ont aussi rendu plus claire une définition de l’écrit pastoral comme « un mode d’action dans le monde plutôt que comme un fragment d’une histoire des représentations » (p. 322). Le secret de la publication des écrits pastoraux se dévoile peu à peu, par et dans la distance, même lorsque l’on atteint le moment de leur caducité ou disparition de la scène française. Un autre secret sur l’essence de la pastorale et son rapport à l’histoire se découvre au fur et à mesure que les mouvements d’analyse de La Distance pastorale s’enchaînent les uns dans les autres, dessinant u10ne pensée critique qui sera désormais fondamentale dans le cadre des études sur « La pastorale, les bergers, le pastorat », cités dans la bibliographie exhaustive présentée à la fin du livre. C’est, en effet, dans ce lieu singulier de « l’expérience de l’histoire propre aux hommes de l’Ancien Régime » créé par Laurence Giavarini pour la littérature pastorale que l’on trouve l’originalité solide et la modernité (voire la distance épistémologique) de cet ouvrage.

Les multiples visages de l’antimoderne http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6466

C’est explicitement à la suite des Antimodernes que s’inscrivent les études réunies par Marie-Catherine Huet-Brichard et Helmut Meter sous le titre La Polémique contre la modernité. Issu d’un colloque tenu à Toulouse en 2010 auquel Antoine Compagnon est lui‑même intervenu, l’ouvrage entend prolonger la réflexion autour du type dont il a décrit les traits. On se souvient qu’à un développement synthétique déclinant les caractères de l’antimoderne, il faisait succéder une série de portraits, de Joseph de Maistre à Roland Barthes en passant par Thibaudet, Benda, Gracq et d’autres encore, où la figure apparaissait constamment accompagnée. Signe de relativisme : non seulement la galerie antimoderne est sans limites claires, mais c’est par le regard d’autrui que ceux qui y entrent justifient leur présence : « on est toujours l’antimoderne de quelqu’un »1. D’où la tentation de dynamiser le cadre de référence d’abord constitué : « Tous les antimodernes ne se réduisent pas à un type unique puisque la liberté appartient à leur credo »2. Demeure une perspective sous laquelle les écrivains de la modernité, antimodernes pour autrui, nous paraissent bien proches, préfigurant « notre suspicion postmoderne à l’égard du moderne »3 et de ses grands tracés cohérents. Dès lors, il devient tentant de poursuivre la visite, comme nous le propose ce nouvel ouvrage consacré à l’antimodernité.

Antimodernes, réactionnaires ou…

Le sous-titre du recueil, Antimodernes et réactionnaires, rappelle l’intitulé d’un sous-chapitre essentiel de l’essai d’A. Compagnon où sont distingués les trois courants de la contre-révolution4. Aux conservateurs qui entendent tout bonnement « rétablir l’Ancien Régime tel qu’en lui-même avant 1789 », comme aux réformistes qui regardent en avant, s’inspirant des Constitutions anglaise ou américaine, s’opposent les réactionnaires, nostalgiques d’un passé oligarchique plus originel. Ce sont eux, les absurdes antimodernes, tiraillés entre le culte d’un passé toujours déjà passé et la passion du changement. La réitération de la conjonction, assumée par M.‑C. Huet-Brichard et H. Meter, pose à nouveau cette identité mais permet aussi et surtout de se donner du jeu. La réserve, nécessaire, peut-être, lorsqu’il s’agit de garantir l’unité d’un ouvrage collectif, témoigne plus fondamentalement de la difficulté qui demeure à conformer des non-conformistes à un type. « Faut-il inventer de nouvelles dénominations pour des écrivains qui, dans l’espace de la polémique, apparaissent comme des frères des antimodernes, sans pourtant se confondre avec eux ? »5, s’interrogent préliminairement les directeurs de la publication. Les études recueillies sont ordonnées de façon rigoureusement chronologique, de Joseph de Maistre à la contemporanéité incarnée par Muray, Millet et par Novarina et Régy : deux siècles durant lesquels la modernité s’est altérée jusqu’à mériter le préfixe post. Que devient alors l’antimodernité, d’un auteur à l’autre et d’une époque à l’autre ? La question, posée dans l’introduction, n’aura de réponses que particulières, peut-être les seules possibles. C’est bien le mérite attendu de l’initiative : éprouver la notion d’antimoderne à la lumière d’attitudes et d’œuvres singulières.

La parole revient initialement à un A. Compagnon soucieux de repréciser son acception de l’antimodernité. Ainsi, on ne peut « parler d’antimoderne au sens fort avant le triomphe de la “métaphysique moderne”, comme disait Péguy, avec la Révolution française, avec l’idéologie du progrès »6. L’antimoderne croit au progrès auquel il résiste. C’est même justement parce qu’il y croit qu’il peut, en masochiste, se griser au sentiment de sa propre perte. La définition est claire et a pour effet de reléguer inévitablement son objet dans le passé :

Sans moderne, plus d’antimoderne, plus d’ambivalence, plus de jeu. Le post-moderne est aussi, malheureusement, le post-antimoderne7.

Vis-à-vis des tentatives d’envisager une actualité de l’antimoderne, A. Compagnon s’inscrit donc en porte-à-faux, tout en ménageant une issue paradoxale : la seule antimodernité possible et louable aujourd’hui consisterait en une défense de la modernité démocratique, aboutissement des Lumières.

Les dix-neuf communications qui suivent nous confrontent alors tantôt à des auteurs, tels Baudelaire, Bloy ou Balzac, dont l’appartenance à la mouvance antimoderne ne fait aucun doute, tantôt à des figures plus problématiques. Revenant sur la notion maistrienne de réversibilité, selon laquelle le sacrifice du juste, incarné idéalement par le Christ, rachèterait le méchant, Pierre Glaudes montre qu’elle est fondamentalement antimoderne en ce qu’elle postule, contre l’optimisme rationaliste, l’irréductibilité du mal et la dignité de la souffrance. La réception polémique de Chateaubriand, étudiée par Fabienne Bercegol, illustre bien l’ambivalence de l’écrivain, critiqué par Barbey d’Aurevilly pour son progressisme et par Maurras pour son romantisme. H. Meter, en revanche, se contente d’une définition plus large de l’antimodernité — « toute opposition au « moderne » »8 — dans son analyse du récit de voyage Rome, Naples et Florence de Stendhal : l’Italie, en retard sur la France de son temps, rompt la linéarité du temps et constitue la promesse d’une autre modernité possible, faisant la part belle à la sensibilité.

L’affaire se complique avec les deux compères de L’Action française, Léon Daudet et Charles Maurras, auxquels M.‑C. Huet-Brichard et Jean-Yves Pranchère consacrent leurs réflexions. L’auteur du Stupide xixe siècle n’est-il qu’un traditionaliste ou peut-on également le rattacher à la famille des antimodernes ? Selon M.‑C. Huet-Brichard, il s’en distingue par son refus de demeurer dans le déchirement, par sa volonté d’en revenir pour agir :

Si l’antimoderne est un moderne repenti, le traditionaliste peut être défini comme un antimoderne assumant sans état d’âme son éloignement de la modernité, ayant donc dépassé ses contradictions et, par là même, pouvant passer à l’action9.

Daudet n’aurait donc rien à envier au dynamisme propre à l’antimodernité : il aurait été lui‑même d’abord moderne et antimoderne, avant de se ranger du côté de la tradition. De même pour Maurras, dont « le positivisme est le masque rationnel d’un désespoir quant à la rationalité du monde »10. Il s’oppose à la modernité, selon J.‑Y. Pranchère, non pas à la manière de Chateaubriand, par son mal du siècle, mais en tant qu’il refoule sa sensibilité romantique. Novarina et Muray, pour leur part, seraient antimodernes en résistant à la postmodernité, au langage anesthésiant des médias ou à l’homo festivus contemporain. Ces études, comme celles portant sur Barrès et Céline, offrent donc un bel exemple de la façon dont la notion, employée avec plasticité, met en lumière le masque ou la tension palinodique indissociables du moderne.

La potentialité de la notion tient aussi à l’occasion qu’elle offre, dans une optique historiciste, d’orienter son regard sur les minores. Elle est en ce sens doublement parente de l’arrière-garde pensée par William Marx11. Michael Schwarze s’intéresse ainsi à Georges Duhamel comme représentant hypothétique d’« une arrière-garde moderne ». Avec la radicalisation opérée par les avant-gardes historiques, Duhamel se voit coupé de la modernité esthétique, dans l’impossibilité de jouer à qui perd gagne. Il s’enferre dans ses contradictions : pour un individualisme humaniste mais contre l’élitisme des romantiques, pour une forme classique mais contre la « civilisation cartésienne ». D’où sa marginalisation irrémédiable. C’est une autre impasse que connaît le dolorisme, avant-garde singulière des années trente sur laquelle revient Christian Berg : fondant son programme sur une heuristique de la douleur, elle ne parvient guère à se positionner par rapport à la tradition de l’antimodernité, doloriste avant la lettre. La situation des Hussards, abordée par Marc Dambre, est plus favorable. Réagissant contre l’humanisme d’après 1945, incarné par Sartre et Camus, ils ravivent par leur dandysme l’alors plus discrète flamme antimoderne. L’attention portée à ces expériences de l’arrière, à ces vrais ou faux perdants de l’histoire, permet donc une cartographie plus complète du champ moderne et de ses antagonismes.

La polémique à l’ère de sa reproductibilité

Des six caractères qu’A. Compagnon prête aux antimodernes, le présent ouvrage en retient un en particulier : la vitupération, la violence du discours contre la modernité. Denis Labouret analyse dans cette optique la verve propre aux écrivains catholiques Péguy, Bernanos et Mauriac. S’ils s’opposent au conformisme du converti — Claudel, en l’occurrence —, ce n’est pas sans mauvaise conscience : leur liberté de parole confine dangereusement à une pure jouissance esthétique, contraire à l’humilité. Il est donc primordial « d’introduire le style, non par tentation esthétisante mais parce que le style libère « du conformisme et des clichés », condition nécessaire pour découvrir et formuler « une pensée politique » digne de ce nom »12. Or, par-delà la transitivité qu’elle revendique, la polémique donne inévitablement lieu à l’héroïsation du polémiste. Dans son commentaire de Belluaires et Porchers, Bernard Gallina met en évidence l’élitisme de Bloy, autre écrivain catholique, qui « vitupère la prostitution de la Parole »13 en s’en proclamant le berger. Ce qu’il nous faut alors nous demander, c’est si cette transitivité et ce non-conformisme prétendument vivifiant du style ne débouchent pas sur leurs contraires. L’étude de Gallina ne contemple pas cet aspect dont Bloy eut pourtant, rappelons-le, une conscience aiguë : « Il se peut, dit-on, que je sois moins obscurément désigné que le premier venu pour proférer les inutiles anathèmes par lesquels toute société menaçant ruine est avertie de sa fin dernière », clame-t-il dans le premier numéro du Pal, son brulot hebdomadaire14. Le ton sardonique à la fois voile et dévoile ici le caractère essentiellement velléitaire, sans fondement et sans portée, de la polémique antimoderne.

Le charme du vitupérateur provient justement de sa faiblesse, qui le confond pour un temps aux modernes dont il aspire à se distinguer. « Si l’antimoderne est un moderne repenti, il se trouve toujours dans cette situation où il projette sur les autres la haine qu’il éprouve pour une certaine image de lui-même »15, constate M.‑C. Huet-Brichard à propos de Daudet. Il y a là matière à réflexion, et l’étude de Jérôme Solal sur Baudelaire, l’antimoderne par antonomase, constitue à ce titre une excellente base. Dans son pamphlet contre la Belgique, le poète réagit à la contrefaçon moderne, à la prolifération du même qu’illustrerait parfaitement l’espace belge. Il ne saurait toutefois éviter d’en être contaminé : « l’orgueil dandy du solitaire expatrié ne fait pas le poids devant la masse belge »16. En témoigne l’échec de la composition du pamphlet, abandonné à l’état de notes, submergé par d’innombrables coupures de presse. Surtout, « l’écriture de Baudelaire se modernise. […] Les formules se répètent et se répètent encore, reprises parfois telles quelles de l’argument à son développement »17. La polémique, où repose la singularité antimoderne, devient poncif selon J. Solal. Ce double mouvement paradoxal, vers la détermination et l’indétermination, Pierre Pachet l’a également montré du côté du « lecteur » des Fleurs du mal dans son essai sur la politique de Baudelaire. Il est alors fondé sur la reconnaissance de l’« Ennui » commun18.

Huysmans polémiste, auquel s’intéresse Jean-Marie Seillan, se prend au même piège lorsqu’il attaque les politiques :

Traiter les parlementaires de cochons, si habilement que ce soit, n’est guère autre chose qu’un cliché et qu’une injure. À titre de cliché, la formule relève du discours répétitif des propagandistes, ennemi mortel de l’audace transgressive indispensable au discours polémique ; à titre d’injure, elle apporte la preuve que le polémiste, à bout d’arguments et de ressources dialectiques, se sait impuissant à débattre du fond d’un problème19.

L’antimoderne qui recourt à l’insulte ne dénonce en définitive que sa propre vacuité. Il lui faut suivre d’autres voies d’expression, s’il veut exister — le rire de Muray, par exemple, qui, selon Jacques Dupont, « crée dans son œuvre une remarquable tension entre réalisme critique et irréalisme euphorique »20. Le risque est alors, à notre avis, de basculer totalement dans le ludisme, dans l’ironie sauvage — car seule l’ironie romantique, où s’éprouve une subjectivité-limite, est proprement vitupératrice. Plus périlleuse encore est la voie de la « négligence », que Jean-François Louette observe chez Drieu la Rochelle. L’écriture faussement maladroite de l’auteur de Gilles témoigne de son dandysme, « car la vraie élégance ne doit-elle pas avoir l’air un peu mal habillée ? »21 Or, le dandy, à moins qu’on ne lui reconnaisse, à l’instar de Barbey et Baudelaire, une âme souffrante22, se trouve sans armes face à l’accusation d’imposture.

À la lumière de ces analyses et des considérations qu’elles suscitent, il convient de remettre en cause la conception de l’antimoderne, étrangère à A. Compagnon, que l’on rencontre dès la quatrième de couverture de La Polémique contre la modernité : « les écrivains étudiés […] offrent l’image d’une littérature engagée, en prise avec les questions d’actualité ». Les antimodernes ne peuvent en aucune manière s’engager, prisonniers qu’ils sont de leurs contradictions et de l’inanité de leur discours. Ils demeurent fondamentalement inactuels, au sens nietzschéen. Au reste, s’ils s’engagent, c’est de manière paradoxale, ainsi que l’a expliqué A. Compagnon, pour le pire23. On peut alors regretter que dans le riche panorama qui nous est proposé, il n’y ait pas de place pour les avant-gardes les plus nihilistes, des violences verbales de Dada au dandysme anarchisant du premier surréalisme. Sans doute cette antimodernité‑là prend-elle vite la forme d’un dystopisme, dès lors que « les battements d’aile de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur », selon l’expression retorse de Breton dans Nadja24. Mais elle n’en mériterait que davantage que l’on s’y attarde, au même titre que d’autres cas décentrés abordés. On saluera néanmoins ce recueil d’études pour son ouverture, et pour l’éclairage qu’il apporte sur la verve froide de l’antimoderne.

« Les corps parlent » : filmer l’être au monde http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6468

L’essai intitulé Être humain consacré par Jean‑Marie Touratier au cinéma d’Ozu et de Tarkovski apparaît comme une entreprise originale : réunir thématiquement deux réalisateurs. Pour autant, il révèle néanmoins deux paradoxes liminaires. Le premier est mis en évidence par le titre, et redoublé par l’exergue :

J’ai toujours rêvé qu’il y eût sur le fronton d’un cinéma

ces simples mots comme un programme :

Être humain !

En effet, on pourrait dire que l’objet du cinéma dans son ensemble est précisément de filmer l’être au monde. Par conséquent, consacrer un essai sur le cinéma à cet objet peut apparaître comme proprement tautologique.

Le second réside dans le fait que le titre de l’essai pourrait concerner bon nombre de réalisateurs,  voire tous, et qu’il ne soit ici consacré qu’à deux cinéastes. Partant, il a une portée restrictive.

Portée généralisante et tautologique d’une part, portée restrictive d’autre part, l’objet de cet essai serait-il ailleurs ou bien fait-on fausse piste dès le seuil de ce livre ?

C’est le deuxième volume que consacre J.‑M. Touratier à cet objet : après le binôme « Dreyer et Bergman », « Ozu et Tarkovski », avant un troisième volume dont on sait qu’il sera au moins consacré à Sokourov. Il existe de fait une filiation entre ces quatre cinéastes. Si Dreyer et Bergman font partie des références cinématographiques avouées de Tarkovski1, ce dernier est aussi contemporain de Bergman, mais moins d’Ozu. Cependant, parmi les auteurs nippons, Tarkovski aime davantage à citer dans ses écrits Kurozawa et Mizoguchi2.

À chercher des rapprochements entre Ozu et Tarkovski, on peut avancer un même Orient (la Russie et le Japon) et l’on retrouve nombre de références nippones chez Tarkovski (citations d’haïkus dans ses films, Yin et Yang, Ikebana notamment dans Le Sacrifice).

Pour autant, loin de chercher ici ou là des rapprochements, force est néanmoins de constater qu’il s’agit avant tout pour l’auteur — au‑delà de questions de chronologie, de filiation, de rapprochements thématiques, de procédés comparatifs — de monographies électives, et partant d’une lecture personnelle. D’ailleurs les deux parties, respectivement intitulées « Ozu ou l’œuvre à hauteur d’être » et « La Passion selon Tarkovski » n’ont a priori rien en commun. D’un côté, l’être le plus « naturel » et banal ; de l’autre, sa part de transcendance.

À la première lecture, on sera frappé par le caractère davantage narratif — de nombreuses descriptions de séquences filmiques principalement —, et légèrement digressif de ce double essai. Ici ou là on lira quelques belles formules mais elles ne sont pas suivies d’analyses, car là n’est pas, semble‑t‑il, le propos de son auteur.

Ainsi les films montrent, offrent et parlent d’une présence au monde : l’auteur donne bien à voir chez Tarkovski par exemple comment la matière (la terre, l’eau) est filmée révélant l’épaisseur et la « vérité » de l’être. Il montre que chez lui être humain, c’est aussi être sans cesse tiré vers le bas et il analyse ainsi le motif de la chute (dont l’exemple le plus connu est celui présent dès le seuil d’Andreï Roublev). Pour autant, l’être tarkovskien a un désir d’en haut. Le cinéma tarkovskien est tout à la fois cinéma de la matière, du quotidien et cinéma d’une présence au‑delà de la présence (parler de présence transcendantale serait en effet réducteur). Matière et esprit sont concomitants dans le cinéma de Tarkovski. J.‑M. Touratier aborde enfin un aspect intéressant de l’être selon Tarkovski : sa mélancolie. Être au monde évoque surtout un mal‑être au monde, comme l’illustre Nostalghia. Le personnage russe arraché à sa terre natale, exilé en Italie, éprouve la « nostalghia », forme d’« être » de la terre russe dont il ressent le manque. On lira dans cette analyse l’un des passages les plus pénétrants de ce volume.

Ozu filme, quant à lui, la « banalité unique », celle de la « singularité de vivre » : le passage du Japon militariste au Japon démocratique est ainsi donné à voir par le quotidien le plus simple, l’ordinaire des jours. Alors qu’il y a une tension chez Tarkovski entre quotidien et au‑delà du quotidien, la tension se situe davantage chez Ozu entre un cinéma à usage « domestique » (le Japon des années 1960) et son étrange universalité (imputable à « l’humanité », humble et forte, généreuse, de ses films selon l’auteur).

Pour autant, ces formules peuvent sembler une coquille vide si elles ne sont pas illustrées ou analysées. On sera par conséquent attentif chez l’auteur à quelques brefs éléments rendant compte de « pratiques de la présence » principalement chez Ozu. Celui‑ci donne à lire quelques figures de style de la présence : les plans longs chez Ozu (une minute vingt dans Il était un père) et — nous rajoutons — les plans séquences chez Tarkovski en sont les expressions les plus évidentes. Cependant l’auteur énonce un cas intéressant dans le cinéma d’Ozu : la transgression de la ligne des 180 degrés, qui est la règle du B.A.-BA cinématographique. Or, le cinéaste japonais passe justement du plan 1 au plan 2 en franchissant cette fameuse ligne. Il s’explique ainsi3 :  

Plan 1 : A et B sont face à face, vus latéralement par exemple.

Plan 2 : je cadre A de face.

Plan 3 : je cadre B de face.

Et ainsi de suite jusqu’à la fin de leur échange.

Ozu va chercher en plan-poitrine la jeune fille censée dialoguer face à face avec son père — l’exemple est tiré de Voyage à Tokyo — : seul importe donc le fait d’inscrire une présence dans l’écran. Il faut que la caméra aille chercher le personnage par‑delà l’espace réel (le plateau, le set), afin d’ancrer sa présence dans l’image, et donc dans le récit.

L’auteur examine ainsi le rôle du plan fixe au lieu du travelling manuel ou optique (zoom) dans le cinéma d’Ozu : il fait en sorte que nous soyons là, à chaque fois devant, en face, toujours déjà en face de ce visage, de ce corps…C’est bien la raison pour laquelle on peut parler de « cinéma de la présence » chez le réalisateur nippon.

On sera frappé tout au long de l’ouvrage par l’analyse toute à la fois minutieuse et personnelle de son auteur. Il est évident qu’il y a un réel plaisir à décrire des scènes issues de films d’Ozu et de Tarkovski qu’il affectionne visiblement particulièrement. Le livre est à prendre comme un essai dédié à deux réalisateurs aimés. La portée restrictive mais aussi la dimension tautologique de l’ouvrage sont alors pleinement assumées. Tout comme l’auteur assume incontestablement de ne pas avoir écrit un essai proprement cinématographique (étude du temps et de la durée, étude systématique et approfondie des modalités et des figures de la « présence » par exemple, modalités thématiques de l’ « être ») ou philosophique (appliquer les analyses issues de l’ontologie et de la phénoménologie au cinéma notamment).

À ce titre, Jean‑Marie Touratier prend d’une certaine manière le contrepied d’un parti pris intellectuel (ou intellectualisant), et formule une singulière façon d’écrire sur le cinéma, sorte de critique en acte de la critique cinématographique telle qu’elle est couramment pratiquée, pour faire du cinéma l’expression par excellence d’être au monde. C’est un essai à usage privé donc, pour s’initier à ces deux réalisateurs, et donner envie de voir leurs films. Forme de libre discours et d’épanchement personnel aussi qui pose des questions, sans y répondre vraiment néanmoins, la clausule étant à l’image de l’ouvrage : « À quoi reconnaît‑on un visionnaire ? À ce qu’il rend visible l’invisible. »

La carte, le territoire http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6469

L’événement, condition du paysage

Si le temps et son étude règnent en maître en littérature, l’espace, s’interroge Éric Fougère en conclusion de son dernier ouvrage, en constituerait-il par contraste le parent pauvre (p. 184) ? Trop souvent cette notion est appréhendée comme élément de simple décor sur le fond duquel peut se déplier le récit, véritable « histoire en durée ». Un tel constat n’est pas le seul fait de la critique. Les exemples ne manquent pas d’ouvrages de littérature où l’espace est prétexte à une vision géographique qu’une trop simple transformation mimétique dénude de sa puissance. Or pour voir, il faut d’abord concevoir, avant de tenter de voir à nouveau. Entre la chose vue ou imaginée et sa représentation, l’organisation spatiale est parfois si pauvre, la tension si relâchée, qu’alors à presque tous les coups, nous prévient‑on, le langage se fourvoie.

Au cœur de la discussion engagée ici, et qui traverse l’ensemble des études rassemblées en une dizaine de chapitres, se trouve d’abord une équivalence, celle de la littérature et de la géographie : « les conditions de représentation (faire voir), d’information (faire savoir) et d’intellection (faire comprendre) sont communes » (p. 14) aux deux disciplines. Même si elles divergent quant à leurs modes de représentation, en leur cœur réside le paysage, qui est à l’espace ce que l’instant est au temps1. Le paysage se doit pour fonctionner de servir de point de rencontre entre l’intériorité d’une conscience à qui il manque quelque chose et qui le cherche, et l’extériorité du monde dans lequel ce quelque chose se meut et parfois fuit. C’est là l’origine et la raison d’être de la pensée spatialisante, et qui doit se figurer comme deux entités faites pour se rencontrer par le biais du regard. « Aucun objet n’existe en dehors du regard et des mots qui le constituent comme tel. » (p. 183) À plus d’un titre on peut parler de cette rencontre comme d’un événement2. Après et avec d’autres (notamment Anne Cauquelin3 et Frank Lestringuant et Tom Conley), É. Fougère fait donc de cette absence/présence mise sous tension une condition de l’existence même de la littérature occidentale moderne.

De l’auteur du Quichotte, auquel il consacre à bon droit un chapitre liminaire, É. Fougère ne fait pourtant pas le représentant de l’errance soutenue par le modèle ironique de la chevalerie. Au contraire si l’on peut dire puisqu’il identifie la prison comme le point d’une circulation et d’un échange essentiel à l’économie du roman. La prison ne veut pas signifier une cessation du mouvement. Elle est plutôt l’espace d’un échange. Car le voyage, comme la liberté, obéit à une économie : tout investissement, par exemple dans l’espace, doit se traduire par un retour sur cet investissement, par exemple un récit. Objet soumis à cet échange, le personnage narrateur se trouve parfois dans la nécessité de troquer sa liberté contre sa foi (p. 39) et découvre en même temps la valeur de la fiction. Cette fiction peut à deux points d’une nouvelle se retourner comme un gant, passant du registre tragique à celui du burlesque. À l’origine du roman moderne figureraient donc les quatre murs de la geôle, antithèse du paysage et du voyage mais moteur d’un mouvement au second degré qui prend la mesure des mots sur les choses. La prison est le lieu réversible (p. 41) où résonnent et se projettent les énoncées variables de l’immobilité. Curieux paradoxe qui veut qu’en dévalorisant la valeur d’un homme (qui se mesure à son degré de liberté), elle apporte également une réponse à la « déréalisation des valeurs ». (p. 43)

Possible et compatible à la manière de Leibniz, l’événement dans le paysage n’est pourtant pas unique car pour exister il doit se situer dans un ensemble plus vaste. Pour en prendre la mesure on peut déduire des démonstrations que nous fournit É. Fougère à propos d’auteurs aussi divers que Bernardin de Saint‑Pierre et Louise Michel que l’œuvre de Faulkner tend, elle, toute entière vers ce but : faire d’un territoire circonscrit, référencé, arpenté sous différents angles et dans différentes époques, une somme de tous les lieux, de toutes les instances raisonnables ou folles, linéaires et circulaires, qui crée un espace lisible par tous, de tous temps — un espace universel dans un paysage unique.

La Route, dont il est question en conclusion de l’ouvrage d’É. Fougère, offre un autre exemple tout aussi puissant alors que Cormac Mac Carthy utilise des moyens radicalement différents de ceux mis en œuvre par l’auteur d’Absalom Absalom. Dans un monde post‑apocalyptique où le caractère cyclique du temps est parti en lambeaux, après la fin des temps, donc, il n’y a plus personne. Ou presque. Et c’est par cet angle quasi-mort, dans un monde nocturne, à tout le moins sans soleil, dénué de références géographiques palpables autres que cette route qui ne mène nulle part, que le regard se porte sur quelque chose qui a encore lieu. Un tel ressaisissement du regard mis sous tension extrême dégage une force qu’É. Fougère situe au-dessus de toutes les autres.

Même si la consécration de l’espace surpuissant et sans repère est une consécration ambiguë, dont la puissance est tout à la fois jouissive et inquiétante, l’auteur semble y trouver comme un antidote à la littérature d’aujourd’hui dont il attribue son obsession de la disparition des images et des paysage à une ruine de la représentation par le sujet plutôt qu’à une véritable mort du réel dans le monde. Constat qu’il brosse d’une formule : « Au gris du monde4, un risque est de fétichiser le simulacre et d’absenter le réel. On ne pourrait plus faire de la littérature qu’en pariant sur sa disparition… » (p. 14)

Les rendez-vous manqués

Entre une introduction qui appelle à penser l’espace pour pouvoir penser le monde et une conclusion qui, quant à elle, rejette la notion de mimésis pour dégager une percée qui mette ce même monde « en état d’être vu dans ce qui ne s’y voyait pas », La Littérature au gré du monde ne développe pas le traité de géocritique que laisserait imaginer son titre. S’il entre dans le prolongement de la déclaration de Keneth White selon laquelle « notre temps manque singulièrement d’espace et de respiration5 », c’est un regard peu nomade et peu programmatique qu’il porte à la littérature. Le but, sans doute intermédiaire dans la démarche plus large de ses travaux sur l’écriture carcérale et celle de l’insularité, consiste à décliner en genre et en nombre les œuvres où s’articulent deux paroles géographiques dont l’une, muette, exprime sans la dire la tension spatialisée du réel.

Puisque l’idéal qui consisterait à rapporter, comme chez Borges, un plan aux dimensions du territoire qu’il reproduit, est un idéal irréalisable dans la pensée et l’écriture (sauf à imaginer un Pierre Ménard cartographe vainqueur de ses démons), É. Fougère s’y prend autrement. Il cherche la singularité de l’être lorsqu’elle est projection d’une conscience intime sur l’Écoumène géographique et s’attarde sur les tentatives qui lui semblent contenir un sens, dans la réussite comme dans l’échec.

Et les exemples de géographie paresseuse ne manque pas. Il ne s’y passe rien, ou si peu. En tout cas rien de saisissant. Mais là n’est pas le seul problème. Quelque chose — si ténu soit‑il — doit certes naître d’un territoire et de sa représentation par le biais du regard. Mais cette chose, si elle est visible, doit être traduite à la manière d’une tension. La littérature ne sert à rien si elle est simple caisse d’enregistrement ou si, par défaut de localisation, ou par surinvestissement du référent symbolique, elle baisse le niveau de l’enjeu entre le regard qui cherche l’objet et la forme spatiale qui la cache.

Dans le cas de l’utopie, et plus précisément celle de Pierre-Simon Ballanche, la ville (nommée dans un titre éponyme Ville des Expiations, tout un programme) « anticipe un passé » (p. 116) idéal, révolu s’il a jamais existé. La description ne peut détacher un modèle trop actuel (la ville corrompue) de la ville rêvée, chrétienne en toute chose lorsqu’il est question de justice entre les Hommes. Arrivé alors que le genre utopique a donné tout ce qu’il pouvait, Ballanche ne peut contribuer que modiquement au genre. Comment séparer la description d’un espace imaginaire de son catalogue d’idées attendues ? Comment « l’altérité de l’utopie peut survivre à sa peinture en tableaux de mœurs » (p. 84) ? Le rendez-vous dans le lieu où elle doit se développer est ici manqué pour la pensée.

Le monde utopique porte en lui, et pour les autres dans une mesure différente, le problème de l’idéal et celui de la transposition possible dans le réel. Et l’idéal serait qu’au lieu que l’un calque l’autre, l’original (l’espace, rencontre de l’espace et de la pensée) et sa réplique (le paysage, rencontre du lieu ou du non-lieu avec la conscience) forme un double inversé. « L’utopie ne serait ni procès ni progrès mais simultanément l’un et l’autre en rotation » (p. 86) dans un mouvement qui serait celui du palimpseste.

Tableau, galerie

Tout en se gardant des effets « irritants et lancinants » chez d’autres des chiasmes (p. 195), É. Fougère consacre la première partie de son étude à des textes qui spatialisent la pensée, alors que la seconde se concentre sur des œuvres qui pensent l’espace. De la première démarche, citons le monde fragmenté des Caractères de La Bruyère qui forment, plutôt que des tableaux, une galerie dont l’effet général tend à créer une insularité sémantique (p. 63) où chaque élément s’y révèle comme l’écho et le prolongement de tous les autres du même type. La typologie, dans ses nuances, se transforme en une topographie qui désigne des lieux, des rapports et des marges : des événements. Il n’aura pour cela pas été nécessaire d’aller très loin. On n’aura, à vrai dire, pas quitté Le Louvre. De la seconde partie du livre, citons le récit de Roger Caillié qui voyagea à pied jusqu’au cœur de l’Afrique. Il sera, lui, allé pour le coup très loin, et pour revenir si peu vivant que le récit de ses aventures et la description d’une ville interdite au regard de l’Européen (Tombouctou), semblent l’avoir obligé à troquer la description d’un paysage somme toute décevante contre son enveloppe charnelle, corps et visage minés par les maladies et les épreuves du désert.

Entre ces deux exemples inverses, voire symétriques, É. Fougère multiplie les études qui tendent à montrer les enjeux à l’œuvre dans la représentation d’une pensée de l’espace. Le Paris de Louis‑Sébastien Mercier est à cheval sur ces deux intentions : au fur et à mesure que la ville est décrite, chacun de ses éléments se trouve pris dans un système qui pourrait trouver abstraitement le moyen de se cartographier. Le tableau (au singulier) de Paris vaut pour celui de la France. Mais sans pour autant trouver l’unité qui lui donnerait valeur de cohérence. Ni géographe ni historiographe, Mercier « préfère opposer la libre exploration d’un piéton dont le but est de faire “la physionomie de son siècle” » (p. 92). S’il y a plan (ou carte), c’est parce qu’il existe suffisamment de souplesse dans l’objet pour trouver le moyen de déplacer la structure (p. 95), à commencer par les catégories de métiers, de personnes, d’odeurs et de bruits, ainsi que les édifices, les rues et les places. Voir, savoir et démontrer par l’abstrait forment alors une triple ambition, qui se concrétise dans l’écriture : « Un espace est classifié ; des catégories sont spatialisées. Le Tableau de Paris forme un tout solidaire et composite. Il a bien des tableaux dans le tableau. C’est là aussi une galerie. » (p. 97)

Plus près de nous, Camus aura lui aussi été confronté à cette représentation en chiasme de l’espace et de la pensée, cette pensée qu’il nomme « du midi » et qui allie le lieu (espace méditerranéen) et la voix de la philosophie.

On voit Camus désemparé, s’apercevant que les paysages ont commencé, dans son regard sur le monde, à disparaître alors qu’il avait rêvé d’écrire l’histoire d’un contemporain guéri de ses déchirements par la seule et longue contemplation d’une paysage. (p. 175)

Si La Littérature au gré du monde plaide pour un renouveau de la pensée de l’espace, on voit que son auteur ne souhaite pas réduire son objet à une littérature de l’exotisme ou du voyage ni encore moins à la toute nouvelle Littérature-Monde dont il égratigne au passage les présupposés. La notion de paysage, centrale et commune à toutes les études rassemblées ici, est suffisamment riche pour rassembler autour d’elle, dans une tension souhaitée, la vision d’une réalité plurielle.

Talma, un acteur en son temps http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=6470

L’ouvrage de Mara Fazio publié par les éditions du CNRS est la traduction du texte italien tout d’abord paru en 1999 ; cette édition française est donc la bienvenue. La jaquette reproduit le célèbre portrait de Talma peint par Delacroix, tandis que le préambule rappelle la notoriété du personnage. M. Fazio a souhaité, comme elle l’écrit, « pénétrer le secret caché  derrière l’image de héros romain transmise par l’iconographie » (p. 5). Il est vrai que l’iconographie de Talma (1763‑1823), plutôt bien connue, le représente volontiers dans ses rôles à l’antique, rappelant son audace dans la réforme du costume de théâtre. Au‑delà du mythe que les biographies, que les relations ont transmises, il s’agit pour l’auteur d’adopter la posture de l’historien en travaillant sur les sources. Elle s’appuie ainsi sur le contexte historique, de la Révolution à la Restauration, pour dessiner les contours d’une histoire des mentalités et définir l’évolution du goût et du théâtre. Elle rappelle combien les événements politiques ont pu être transposés à travers les mythes, citant par exemple la représentation du Brutus de Voltaire entre 1794 et 1795. Cette étude prend appui sur les sources et notamment la littérature critique qui permet d’analyser la réception des pièces jouées par Talma. Dans son préambule, M. Fazio présente de manière vivante et agréable sa démarche ainsi que l’évolution de son travail qui, s’il prend appui sur le fonds de la Comédie Française, a investi d’autres fonds afin de parvenir à proposer un portrait de l’acteur le plus complet et le plus juste possible. Le préambule, qui est celui de l’édition de 1999, s’achève sur la mention des deux biographies de Talma parues depuis, en 2001 et 20071. Nous pouvons ajouter à ces références les actes du colloque de Vizille qui couvre une période chronologique proche et au cours duquel il fut, à de nombreuses reprises, question de Talma2. La bibliographie qui trouve place à la fin de l’ouvrage semble ne pas avoir été complétée depuis l’édition de 1999, ce qui est un peu regrettable.

Le volume s’articule en quatre parties qui suivent les scansions de l’histoire, complétées par une bibliographie, une table des illustrations et un index nominum.

Les années de formation, 1763‑1799

L’entrée dans l’ouvrage se fait par les mots de Chateaubriand qui, dans les Mémoires d’Outre‑Tombe, brossait un portrait et s’interrogeait sur l’acteur. Cette citation souligne l’importance du mythe lié à Talma et légitime les recherches de M. Fazio : il s’agit bien de rétablir une vérité fondée sur les sources et de saisir, à travers les documents relatifs à l’homme privé, ce que fut l’homme public.

Né dans une famille aisée, Talma affiche assez tôt sa passion pour le théâtre, dans les années 1783‑1784. Après des débuts à la Boule rouge, il intègre le Théâtre Français en 1787, avec les encouragements de son père. Il fait face à un public connaisseur des classiques, dans une salle construite par Peyre et Wailly. Très vite, Talma témoigne de son intérêt pour les autres arts et d’une solide culture classique, qui apparaît notamment dans l’observation de la statuaire antique. Les débuts de l’acteur sont ainsi marqués par une quête qui habite l’ensemble de sa carrière. Les peintres, notamment Jacques‑Louis David, ont joué un rôle important en lui permettant de légitimer certaines de ses attitudes scéniques. Son souci de la vérité historique ne pouvait en effet que se nourrir des recherches des artistes néo-classiques.

L’acteur de la Révolution, 1784‑1799

En 1789, Talma devient sociétaire du Théâtre Français. L’auteur précise les conditions de travail et de programmation du théâtre, tout en mettant en évidence le lien entre théâtre et événements politiques. Elle montre de quelle façon le rôle qu’il tint dans Charles IX ou la St Barthélémy de Chénier marqua les débuts de Talma en tant qu’homme public et consacra Chénier. Elle insiste sur la séduction qu’exerça le naturel de son jeu et sur sa recherche de vérité historique ; ce sont des constantes du personnage. La période, marquée par la Révolution française, malgré les bouleversements et l’instabilité politique, ne fut pas une période sans représentations théâtrales. Si les pièces sans rois ont été imposées après la mort de Louis XVI, l’Antiquité romaine devint ensuite un thème obligatoire et cette mode fut relayée par les Salons, notamment ceux de Juliette Récamier et de la marquise de Fontenay. L’antiquomanie, parfois teintée d’exotisme, se déploie dans le mobilier, le costume, les arts décoratifs, goût qui se trouve prolongé par la campagne d’Égypte. À la mort de Robespierre, les pièces interdites sont remises au programme et les poèmes d’Ossian, qui ont inspiré les peintres, inspirent aussi le théâtre. Talma, malgré les critiques, les troubles politiques, les changements dans sa vie personnelle, traverse la période avec une certaine aisance, s’adaptant à des répertoires variés et à différentes contraintes.

Le 17 novembre 1790 est une date importante, celle d’un rôle décisif pour Talma qui joue le tribun Proculus dans Brutus de Voltaire. Son costume fit scandale et assura son succès :

Le soir de la première, au milieu de ses compagnons en perruque poudrée, cuirasses dorées, bas et habits de soie, plumets, diamants et éventails, Talma entra en scène vêtu en Romain authentique, drapé dans une toge de laine et chaussant des sandales, les cheveux courts, les bras et les jambes nus. (p. 45)

Cette nouveauté qui formalise la réflexion et les intentions engagées par Lekain et Mlle Clairon, fit entrer Talma dans la légende. Dès lors il apparut comme suffisamment audacieux ; c’est sur ce choix que le mythe s’écrivit. La scène théâtrale proposait ainsi de saisissants contrastes entre les innovations en faveur de la vérité historique et les costumes utilisés jusqu’alors. L’auteur cite l’exemple de Mlle Raucourt jouant en robe à panier face à Larive en costume antique. L’auteur rappelle que Talma n’a rien inventé pour Brutus, il a assimilé les leçons de ses prédécesseurs et choisi la Révolution pour leur donner un caractère concret. Concernant les costumes et la volonté de reconstitution historique, elle fait mention des Recherches sur les costumes et les théâtres de toutes nations, tant anciennes que modernes. On aurait aimé que l’auteur de cette importante publication, Levacher de Charnois, fût mentionné et que le contenu fût davantage présenté. Les estampes et leurs commentaires sont d’une grande utilité parce qu’ils attestent de recherches importantes, fondées sur les connaissances de l’Antiquité en cette fin de xviiie siècle. En outre, le dessein de Levacher mettait les arts en relation puisqu’il entendait proposer des modèles qui pussent aussi servir aux peintres. Dans la mesure où M. Fazio fait le lien entre les estampes gravées pour Levacher et J.‑L. David, la présentation du projet de Levacher, inabouti en raison de sa mort sous la Terreur, aurait été appréciable pour le lecteur. Elle établit un rapprochement entre la mise en scène de Brutus et la composition de David, Les licteurs rapportant à ses fils le corps de Brutus, l’analysant comme un tableau vivant. Ce rôle a sauvé Talma pendant la Terreur.

L’acteur de Bonaparte, 1799‑1814

Pendant le Directoire, les acteurs avaient gagné en indépendance et les tournées officielles avaient marqué une nouvelle manière de travailler. Ainsi le succès de Talma n’était-il plus lié à Paris, sa notoriété dépassait les frontières de la France. On peut dès lors parler d’un rayonnement européen : Talma fut notamment célèbre en Allemagne où il fit une tournée. Il voyagea aussi dans la suite de Napoléon aux Pays‑Bas et à Bruxelles où il remporta un immense succès en jouant Achille dans l’Iphigénie de Racine. Il touche même ceux qui ne maîtrisent pas le français.

La politique napoléonienne concernant le répertoire théâtral favorise les pièces dans lesquelles la concorde prévaut. Le théâtre est contrôlé par la police et le ministère de l’intérieur. L’Empire, qui affiche certaines proximités avec la Monarchie révolue, propose une vie de cour et les acteurs du Théâtre Français jouent dans le nouveau théâtre de la Malmaison. Quant au château de Compiègne, restauré pour Marie‑Louise, il fut pourvu d’un théâtre provisoire, comme toutes les autres résidences impériales qui le nécessitaient. Napoléon utilise la tragédie comme une arme de propagande ou pour exposer ses choix politiques : Corneille lui apparaît comme un auteur insurpassable de ce point de vue. Talma interprète donc des rôles classiques qui lui permettent d’insister sur le caractère visuel du théâtre en réfléchissant à la gestuelle : ses mimiques et ses regards fascinent Il se montre soucieux de son public, jusqu’à entretenir une correspondance avec un spectateur. Nous avons peu parlé des critiques contemporains, mais M. Fazio relaie régulièrement ces commentaires, parfois cinglants, mais souvent élogieux. Quand Stendhal et Mme de Staël expriment leur satisfaction à le voir jouer Oreste dans Andromaque (1800), l’abbé Geoffroy œuvre, plusieurs années durant à détruire Talma, qui s’en prit physiquement au critique. Mme de Staël lui offre à plusieurs reprises son soutien, notamment dans le portrait qu’elle brosse dans De l’Allemagne.

La proximité de Talma avec l’empereur le conduit à être invité à distraire Pauline au moment de la campagne de Russie. Talma lui envoie des lettres où s’expriment sentiments et intérêts. La vie privée de l’acteur apparaît en filigrane dans l’ouvrage, mentionnée chaque fois que nécessaire, mais sans prendre le pas sur la présentation de sa carrière. Après avoir quitté sa première femme, Julie, Talma a épousé l’actrice Caroline Vanhove avant de s’éprendre de Madeleine‑Jacqueline Bazire. Alors âgé de cinquante ans, il trouve en elle la jeunesse qu’il souhaitait conserver en lui.

La star libérale et franc-maçonne, 1814‑1826

Fidèle à l’Empereur, Talma lui écrivit une lettre d’adieux après son abdication. Au commencement de la Restauration, le public affiche une distance et l’isolement de l’acteur au théâtre est sensible. Mais Racine le sert et il est réhabilité grâce à Britannicus. Il apparaît une fois encore comme un homme relativement habile, assidu et travailleur :

Les critiques les plus avertis comprirent que le secret de Talma, ce qui faisait son originalité, c’était sa manière laborieuse et totalisante de travailler, de comprendre et d’exercer son métier d’acteur. (p. 183)

M. Fazio montre aussi à plusieurs reprises comment le succès ou le travail de Talma ont pu susciter des jalousies et exacerber des tensions avec les autres acteurs. Le rythme auquel les pièces pouvaient se succéder, parfois très soutenu, imposait réactivité et concentration. Le propos de l’ouvrage, qui met en évidence les interactions entre les événements politiques et le théâtre, souligne ce point à plusieurs reprises. La période couverte par le volume, plutôt instable, souligne bien l’influence des dirigeants et le rôle du théâtre dans l’exercice du pouvoir. Si les pièces du répertoire classique ont été souvent jouées, le répertoire contemporain ne fut pas négligé : Talma participait aux lectures et pouvait se faire prescripteur de corrections. Bien entendu les querelles d’écoles sont évoquées et la bataille qui opposa les classiques aux romantiques eut d’importants retentissements sur le répertoire.

Les contestations politiques qui s’expriment au théâtre fatiguent l’acteur qui part en 1817 à Londres pour jouer à Covent Garden ; il retrouve la ville de sa jeunesse. Cependant, son travail apparaît en Angleterre moins novateur, il rentre quelques mois après en France. Les tournées en province le satisfont parce qu’elles sont source d’argent, mais le travail avec des acteurs moins expérimentés n’est pas exempt de difficultés ou de déconvenues. L’éloignement de la capitale lui permet, à chaque retour, d’être acclamé. Pour autant la situation du Théâtre Français est délicate et les rivalités s’ajoutent aux pertes financières.

Talma, qui s’est souvent inscrit dans la continuité de Lekain, accepte de publier des Mémoires de l’acteur, qu’il accompagne d’un essai, ses Réflexions sur Le Kain, en 1825 ; l’essai est diversement accueilli. En 1826, malade, il joua dans un dernier rôle, Charles VI, médiocre pièce d’Alexandre de la Ville de Mirmont :

Talma concentrait avec un naturel déconcertant tout ce qu’il avait appris au cours de sa longue carrière : l’expérience, la connaissance, l’observation et l’étude d’une existence entière. (p. 242)

Le succès est grand, mais la maladie, la mort de sa petite fille de trois ans mettent un terme à sa carrière. Le Théâtre Français rend compte de son état au début des représentations. Son enterrement est suivi par une foule nombreuse. Stendhal évoque quatre‑vingt mille personnes qui se seraient massées pour l’accompagner, sans office religieux. « Sa vie était finie, son mythe demeurait » (p. 249).

Nous voudrions apporter ici quelques remarques qui n’enlèvent rien à la qualité et à l’importance de l’ouvrage. Les notes, abondantes se trouvent en fin de volume. Puisque les citations, nombreuses, ne sont que rarement introduites, la place des notes tend à l’alourdir la lecture. L’ouvrage est, au fil des pages, illustré de vignettes noir et blanc que vient compléter un cahier central avec des portraits de Talma en couleur. Concernant les reproductions, on peut regretter une qualité un peu faible puisque la plupart des illustrations sont pixellisées. En outre, puisque les rôles de l’acteur sont le plus souvent décrits avec précision, il aurait été intéressant de mettre en relation ces descriptions avec les portraits qui le montrent dans différents rôles. De manière générale, on aurait apprécié que l’iconographie, bien présente dans le volume, fît l’objet de commentaires plus nourris.

Enfin, si la structure du volume suit les scansions de l’histoire, ce n’est jamais pour livrer une histoire dont la sécheresse des dates pourrait rebuter le lecteur. Il s’agit toujours de proposer dans le même temps, une histoire du goût et des idées. Les textes, la musique et les événements historiques sont ainsi mis en relation pour rappeler non seulement les interactions entre les arts, mais aussi l’importance de différents foyers de création en Europe. L’ensemble de l’ouvrage, qui apparaît tout à fait vivant, montre bien la vitalité des représentations théâtrales dont les sujets ont souvent été liés aux faits historiques. Mara Fazio, qui entendait démythifier Talma, propose ainsi un portrait dont le réalisme se trouve authentifié par les sources sur lesquelles l’auteur s’est appuyée. Débarrassé de ses atours, l’acteur peut alors apparaître dans sa vérité, mais sans perdre de panache.