Alban Nikolai Herbst / Alexander v. Ribbentrop

e   Marlboro. Prosastücke, Postskriptum Hannover 1981   Die Verwirrung des Gemüts. Roman, List München 1983    Die blutige Trauer des Buchhalters Michael Dolfinger. Lamento/Roman, Herodot Göttingen 1986; Ausgabe Zweiter Hand: Dielmann 2000   Die Orgelpfeifen von Flandern, Novelle, Dielmann Frankfurtmain 1993, dtv München 2001   Wolpertinger oder Das Blau. Roman, Dielmann Frankfurtmain 1993, dtv München 2000   Eine Sizilische Reise, Fantastischer Bericht, Diemann Frankfurtmain 1995, dtv München 1997   Der Arndt-Komplex. Novellen, Rowohlt Reinbek b. Hamburg 1997   Thetis. Anderswelt. Fantastischer Roman, Rowohlt Reinbek b. Hamburg 1998 (Erster Band der Anderswelt-Trilogie)   In New York. Manhattan Roman, Schöffling Frankfurtmain 2000   Buenos Aires. Anderswelt. Kybernetischer Roman, Berlin Verlag Berlin 2001 (Zweiter Band der Anderswelt-Trilogie)   Inzest oder Die Entstehung der Welt. Der Anfang eines Romanes in Briefen, zus. mit Barbara Bongartz, Schreibheft Essen 2002   Meere. Roman, Marebuch Hamburg 2003 (Bis Okt. 2017 verboten)   Die Illusion ist das Fleisch auf den Dingen. Poetische Features, Elfenbein Berlin 2004   Die Niedertracht der Musik. Dreizehn Erzählungen, tisch7 Köln 2005   Dem Nahsten Orient/Très Proche Orient. Liebesgedichte, deutsch und französisch, Dielmann Frankfurtmain 2007    Meere. Roman, Letzte Fassung. Gesamtabdruck bei Volltext, Wien 2007.

Meere. Roman, „Persische Fassung“, Dielmann Frankfurtmain 2007    Aeolia.Gesang. Gedichtzyklus, mit den Stromboli-Bildern von Harald R. Gratz. Limitierte Auflage ohne ISBN, Galerie Jesse Bielefeld 2008   Kybernetischer Realismus. Heidelberger Vorlesungen, Manutius Heidelberg 2008   Der Engel Ordnungen. Gedichte. Dielmann Frankfurtmain 2009   Selzers Singen. Phantastische Geschichten, Kulturmaschinen Berlin 2010   Azreds Buch. Geschichten und Fiktionen, Kulturmaschinen Berlin 2010   Das bleibende Thier. Bamberger Elegien, Elfenbein Verlag Berlin 2011   Die Fenster von Sainte Chapelle. Reiseerzählung, Kulturmaschinen Berlin 2011   Kleine Theorie des Literarischen Bloggens. ETKBooks Bern 2011   Schöne Literatur muß grausam sein. Aufsätze und Reden I, Kulturmaschinen Berlin 2012   Isabella Maria Vergana. Erzählung. Verlag Die Dschungel in der Kindle-Edition Berlin 2013   Der Gräfenberg-Club. Sonderausgabe. Literaturquickie Hamburg 2013   Argo.Anderswelt. Epischer Roman, Elfenbein Berlin 2013 (Dritter Band der Anderswelt-Trilogie)   James Joyce: Giacomo Joyce. Mit den Übertragungen von Helmut Schulze und Alban Nikolai Herbst, etkBooks Bern 2013    Alban Nikolai Herbst: Traumschiff. Roman. mare 2015.   Meere. Roman, Marebuch Hamburg 2003 (Seit Okt. 2017 wieder frei)
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PruniersRomanDeManhattan

Je m’étais assis pour me reposer devant les installations pseudo-historiques de Battery Park.

[Chapitres 27 - 30 <<<< là..]

Bild-060-South-Ferry

Les éclats lumineux du soleil glissaient sur la surface de l’eau pour atteindre la statue de la Liberté, en direction d’Ellis Island, là où les réfugiés fuyant la guerre avaient parfois attendu debout des jours entiers, piétinant sur place. Socialistes. Juifs. Homosexuels. Artistes. Emmitouflés dans les dernières pèlerines de leur patrie. Certains assis sur leurs valises. Des enfants pleuraient contre la poitrine de leur mère. Personne ne savait ce qui allait se passer ; L’important était d’entrer. Quand aujourd’hui on faisait gratuitement le voyage aller et retour vers l’île, on pouvait presque avoir la même impression que les immigrants de l’époque ; certes il n’y avait pas encore les deux tours bleues et élancées du World Trade Center : pourtant , on apercevait la masse de gigantesques bâtiments disposés en arc de cercle, ornés de porches et de couronnes, la boule avancée au sommet de White Hall, les magasins de briques bruns et arrondis, derrière miroitait le gothique Woolworth Building dans un blanc où le vert se mêlait au bleu et de son vaste toit émergeait une pointe vert-de-gris tandis qu’au-dessous, splendeur géométrique, ce n’était qu’une suite d’ouvertures et d’appuis de fenêtre. Sur le pont il faisait un froid glacial.
Grappes de curieux. Pour 45 $ les bateaux vous emmenaient sur l’autre rive. Des enfants jouaient à la guerre. Ronflement des petits moteurs de bateaux. Clapotis de vagues. Pas la moindre brise, il faisait si chaud que je fis un somme et ne me réveillai que lorsqu’on m’adressa la parole. J’avais rêvé de Talisker. Ce n’était pas lui qui était assis à mes côtés, mais un petit bourgeois bedonnant habillé en businessman. Il flottait dans son costume ; il l’avait peut-être emprunté ou il avait perdu du poids, peu importe. En marchant, sa cravate se balançait au rythme de ses pas ; Mais comme il était assis elle pendait le long du banc. « Vous dormez ? demanda-t-il. – Non », dis-je. Il reprit : « Bon, alors c’est que vous parliez tout seul ; - Oh, pardon. – Non, non. Je pensais que je devais vous réveiller. Pour que vous ne fassiez pas de confidences dans votre sommeil. – Des confidences ? – Sur des choses trop personnelles. – Ah, je vois. – Toute personne a droit à sa vie privée. Il faut la protéger, même en dormant. – Je suis bien de votre avis. – Vous n’êtes pas d’ici ? – Vous non plus. – C’est exact. Je viens d’Hudson. Upstate. Deux heures et demie de voiture. Je travaille dans les transports, dit-il, les trucks. Vous savez ce qu’on peut faire le soir à New York ? – Vous n’y pensez pas ! – Je suis tellement seul », dit-il avec une naïveté touchante. Puis il sortit sa carte de sa pochette. « Au cas où vous auriez besoin d’un camion », m’expliqua-t-il, et il me la tendit. Bild-058-Robbie-Enterprise“C’est à cause de Clarissa”, dit-il, et il sortit une flasque d’argent de sa poche latérale. De mon côté, glissant un regard au-dessus de la carte de visite, je levai les sourcils. « Clarissa c’est… c’était ma femme… - Ah, ah. – Il y a un an j’ai fait une grosse affaire ici… une très grosse affaire, je vous jure… » Il me tendit la flasque après avoir jeté un regard autour de lui. « Il faut être prudent, ils vous embarquent pour moins que ça. » Je le remerciai : « Il est encore trop tôt pour boire. - Z’avez bien raison. » Il replaça la flasque dans sa poche gauche ; Puis il me tendit la main droite : « Vous pouvez m’appeler Mickey. C’est comme ça qu’elle m’appelait toujours. Ce serait bien si je pouvais l’entendre encore. » J’entrai dans son jeu : « Tout l’honneur est pour moi, Mickey. Gottfried Meissen. – Vous êtes allemand ? Gottfried… jamais entendu ce nom-là. » Il appuya sur les syllabes songeur : « Meissen », mais il le prononça avec un z comme s’il avait dit Mason. Je dis : « Appelez-moi Fred. – Donc, Fred, j’ai vendu trois trains de containers, Century Class, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose… - Je suis désolé, je… - Trois, Fred ! C’était le deal le plus important de ma vie ! Mais justement j’avais emmené Clarissa ce jour-là… Vous savez comment ça se passe, ils avaient invité tout le monde… Et là il y avait un certain Bill. William W. Worman. » Il se tut. Il rejeta sa tête en arrière et ses yeux papillotèrent dans la lumière. On entendait revenir les petits bateaux blancs. Excitation sur le débarcadère, des mères braillaient au-dessus de berceaux d’enfants. « Worman ? – C’est le manager de la Gating Inc. – Ah, je vois. – Hein ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? – C’est à eux que vous avez vendu les containers ? » Il fit oui de la tête. « C’est bête », dis-je. Il dit : « Jamais je n’aurais pu imaginer. » Nous restâmes un moment assis sans parler. « Mais c’est comme ça, reprit-il alors, le meilleur deal est toujours le pire, dans le fond. J’aurais dû continuer à centrer mes affaire sur Albany… j’ai fait des affaires jusqu’à Buffalo. Buffalo, vous connaissez ?... » Toute réponse eût été inutile. « C’est là que j’ai mes meilleurs débouchés. Mais maintenant je viens toujours à New York. Je suis ici presque tous les week-ends… chez mon beau-frère… lui aussi, il aimerait bien savoir où est Clarissa… Oui, parce que naturellement c’est fini avec Bill. – Naturellement, dis-je. –Mais en fait, je ne crois pas que je la retrouverai, reprit-il. Ça ne lui ferait pas plaisir du tout. Mais comme ça, j’ai un peu le sentiment que je suis près d’elle. Vous comprenez ce que je veux dire ? » Je fis oui de la tête. Il sortit la flasque une deuxième fois, dévissa le bouchon entièrement, regarda plusieurs fois autour de lui, se pencha et en but une gorgée. Comme je le fixais d’un air moqueur il dit : « J’ai été pris sur le fait, vous savez, c’était la semaine qui a suivi l’histoire avec Clarissa. En plus, c’était juste une canette de bière, en bien j’ai dû passer la nuit au trou… ! – Et depuis tout ce temps vous n’avez pas eu de nouvelles ? » Il secoua la tête : « Non, rien. – Elle vous manque toujours ? – Je l’aime. C’était une femme bien. Mais comme je dis toujours, quand c’est fini, c’est fini. Et quand c’est fini ça ne revient pas. J’aurais dû m’en douter. – Où est-ce que vous logez ?- Herald Square Hotel.- Pas possible ! –Vous connaissez ? – J’ai un ami qui y est descendu. – J’ai une photo d’elle. – De votre femme ? » Il fit claquer sa langue, regarda la flasque au creux de sa main, nouveau claquement de langue. Puis il secoua la tête et la remisa sans sa poche. Sortit son portefeuille, fouilla à l’intérieur, me tendit un cliché de photomaton. Je ne pus m’empêcher de siffler : « Vous l’avez vue ? demanda-t-il. Vous la connaissez ? » C’était Lissy, la prostituée de LEGZ DIAMOND’s. « Vous avez des principes ? » demandai-je. Lui : « Je ne sais pas. Sans doute, oui. – Eh bien, ça va être dur pour vous. – Mais parlez, bon sang ! Vous savez où elle est ?! » Il saisit brusquement les revers de ma veste et tira des deux mains. « Hé, hé ! » fis-je. Immédiatement, il suspendit son geste. Pauvre type. « Donnez-moi l’adresse », gémit-il. Moi : « Vous avez de quoi écrire ? » Je gribouillai l’adresse. Il la lut l’empocha, se mit alors à m’implorer : « Vous ne voudriez pas m’accompagner ce soir ?- Non, j’ai autre chose en vue.- Oh, je vous en prie !- Mais si vous voulez, vous pouvez interroger mon ami au HERALD SQUARE. – Comment ? Il la connaît aussi ? » Rien de plus facile que de lui arranger son affaire : je lui fis signe que oui. À peine l’avais-je quittée qu’elle s’était installée à côté de lui. « Il s’appelle Talisker. Vous n’aurez qu’à demander le numéro de sa chambre à la réception. »

Bild-059-South-FerryJe n’avais aucun envie de prolonger cette conversation et je me levai. D’ailleurs il fallait encore que j’achète du produit contre les insectes. Sous South Ferry je pris la Reverdale Line jusqu’à Penn Station et me mis en quête d’un magasin. Armé de mon aérosol, je me rendis tranquillement à l’hôtel, pulvérisai le produit puis me changeai. Mais pendant ce temps Mr.Thimble revenait dans son logement après avoir pris une dernière – et décisive – gorgée de sa flasque. À peine arrivé là-bas il demanda à voir mon prétendu ami, il obtint le vrai numéro de sa chambre et s’empressa de frapper à la porte. Une voix de femme lui ordonna d’entrrrrrer, dans un anglais trrrrrès apprrrrroximatif. « Sorry, je cherche Mr.Talisker. » Devant le lit on voyait les reflets d’une émission d’aérobic. La Russe tenait beaucoup à cette chambre. Irritée, elle jeta un regard de côté à Mr.Thimble. « L’est pas là - Vous êtes Mrs. Talisker ? – Non, reprit-elle, pas là. – Quand est-ce qu’il revient ? » Elle resta scotchée à l’écran, sans réaction. « Vous pourriez peut-être lui transmettre un message de ma part ? Thimble, c’est mon nom, Michael Thimble. – Chambrrrrrre 15. – Mais comment savez-vous que…. ? – Je suis la femme de chambrrrrrre. » Et Talisker arriva en personne. Fut étonnée… ou pire encore, totalement exaspérée. « Encore vous ! Allez, fichez le camp d’ici ! » La Russe épongeait à coups de serpillères. Talisker reprit son souffle… dans ses poumons l’odeur s’insinuait. Et voici que la femme en colère se remit à crrrrrrier. Quand elle fut calmée, Talisker demanda à Mr. Thimble : « Mais qu’est-ce que c’est que ces cris ? » Froncement de sourcils. Puis il demanda ; » Mais qui êtes-vous donc, vous ? – C’est une méprise… excusez-moi, je pensais que c’était votre femme… - Elle? – Venez, vous cherchez quoi ici ? – Vous êtes un ami de Mr. Fred ? » Talisker plissa le front. « De qui ? – Il m’a… tout à l’heure… dans Battery Park…, il se racla la gorge, le truc c’est que je cherche Clarissa. – C’est vraiment très intéressant. – C’est ma femme. – Je ne l’aurais pas deviné. Alors, en quoi puis-je vous être utile ? » Mr. Thimble sortit l’adresse de LEGZ DIAMOND’s. Tendit le papier à Talisker. Talisker le lut. « Mon ami vous a-t-il donné son nom ? », demanda-t-il. La réponse vint : « Mr. Meissen. » Talisker fouilla aussitôt dans la poche de sa chemise où se trouvait encore le billet avec mes indications. « Votre Mr. Fred semble décidément être un homme très intéressant. – Je ne sais pas. – Et c’est votre femme qui… est censée… travailler là-bas ? – Mr. Meissen le dit en tout cas. – Vous avez une photo d’elle ? – Mais oui, bien sûr, bien sûr ! » Il la tendit à Talisker. Celui-ci reconnut la jolie femme. Jeta un regard haineux ne direction de Mr. Thimble. « Je ne sais pas si vous êtes au courant, dit-il, mais c’est une sacrée salope. – Oh, non… ! – Une salope c’est peu de le dire ! Mais c’est comme vous voudrez…Mr… ? – Thimble. – Oui, en effet, c’est là qu’elle passe le plus clair de son temps. Bon, maintenant… je vous en prie… j’ai eu une nuit agitée. » Sourire graveleux. « Mais je pensais que… reprit le malheureux Mr. Thimble, j’espérais que vous… - Que je…quoi? – Que vous pourriez peut-être m’accompagner… Vous savez, je ne suis jamais de ma vie allé dans aucun… aucun… - Mais tout le monde sait qu’il n’y a pas de prostitution à New York », ricana Talisker, et dans un geste d’une rare impolitesse il fit signe à son hôte indésirable de s’écarter. Il est vrai que sinon il n’aurait pas pu pénétrer dans sa chambre. Elle n’aurait pu contenir deux hommes, sauf à être empilés l’un sur l’autre ou être assis côte à côte, ce qui ne semblait enthousiasmer ni Talisker ni Mr. Thimble. Désespéré, le marchand de camions vit la porte se refermer.

Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chapitres 33 à 35.
>>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

Talisker avait effectivement pris quelques heures de plaisir avec Clarissa.

[Kapitel 31 & 32 <<<< dort.]

Bild-016-flashdancersLa nuit précédente, à peine avait-elle rabattu sur moi la porte de l’escalier de secours, qu’elle s’attaquait au nouveau venu. Comme je venais de lui échapper, elle se jeta sur sa nouvelle proie. Talisker goûta son verre du bout des lèvres, intimidé, du moins en apparence. Mais ce n’était là rien d’autre que le début d’une métamorphose intérieure qui pour l’instant lui donnait l’air indifférent. En réalité, son sang s’agitait. Il gardait encore entre le pouce et l’index de la main droit le billet que j’avais griffonnée et il regardait les femmes superbes, souriantes, qui l’une après l’autre ne cessaient de croiser leurs longues jambes autour des barres verticales, le sexe rasé, ventre de velours, poitrine et visage de top models, et elles s’accrochaient à la colonne d’acier, s’y balançaient sans jamais s’en écarter. Les billets pleuvaient en direction de leurs hauts talons.
Bild-061-Legz-Diamond-s-DollarCarmen, qui avait remarqué les manœuvres de Lissy lui glissa : « Il ne laisse approcher personne. – Un vieux grigou, osa Jane. – Je crois, dit Jackie, qu’il est plutôt coincé, c’est tout. » Quand le local fut quasiment vide, les femmes se pendirent en grappes aux quelques clients égarés. Lissy fit ressortir sa poitrine et devint Clarissa. « Bonjour, Sir », dit-elle, ce qui n’était pas dans les habitudes de la maison. « Vous êtes près de vos sous ? » Il leva les yeux et demanda d’un ton brutal : « Tu veux me draguer ?- Mais c’est mon métier, Mister. Tiens, mais qu’est-ce que vous avez là ? » Coup d’œil sur le billet ; « Ah, je vois… » Elle le lui arracha des mains, le plia et le glissa malicieusement dans le poche de sa chemise. Puis elle tira une chaise vers lui et s’installa. Fouilla du bout des doigts dans le paquet de cigarettes qui traînait sur la table. « Vous permettez ? » Se pencha vers l’avant, courbant le haut du corps pour offrir une vue plongeante sur son décolleté. « Soyez gentil, donnez-moi du feu. Ah, vous pouvez aussi m’offrir à boire. – Et si je ne veux pas ? – Sir, je suis sûre que vous êtes d’accord. » Il ne put s’empêcher de rire. Son effronterie élégante le subjuguait. Elle exerça une légère pression de la main gauche sur sa poitrine. Elle entoura sa nuque de son bras droit, ses lèvres effleurèrent le coin gauche de sa bouche. Clarissa était tellement habile que quand elle se dit tendre, Talisker vit fondre ses doutes sur la sincérité de la fille. « L’odeur de votre peau, murmura-t-elle, je ne connais pas ce parfum. – Tu demandes combien, petite ? – Vous aimez danser ? – Ici ? – Non, au Garden of Eden. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – Je vous montrerai. Mais laissez-moi finir ma cigarette. » Il s’appuya sur le dossier de sa chaise, et prit une gorgée de bière. Karin n’existait plus. Depuis sa jeunesse, il ne s’était jamais senti aussi vivant qu’aujourd’hui. Pendant ce temps, Clarissa lançait un clin d’œil à la belle Gwendolyne qui faisait son numéro sous une averse de dollars : accrochée des deux mains à la barre, elle rejetait la tête en arrière, mettant en valeur ses seins tendus, tandis que ses longs cheveux d’Indienne lui coulaient jusqu’aux chevilles. Les deux femmes étaient amies et aimaient leur métier. La métisse était originaire de Levittown, Long Island, sa mère était l’une des dernières survivantes de la tribu des Algonquins, son père était représentant en logiciels. Leurs relations n’avaient pas été le grand amour, la mère s’était vu interdire le retour dans la réserve, non pas la loi mais de facto, et Gwen s’était enfuie dès ses quatorze ans. Clarissa de son côté descendait d’une famille de quakers installés à Chatham. À neuf ans déjà, elle avait séduit non seulement son propre père, mais également tous les pères des environs, ce qui avait rendu la vie de la communauté plutôt insupportable et sur la longue durée totalement inacceptable. Après ses premières règles, à onze ans, elle continua comme si de rien n’était. On la plaça dans un internat. Le problème c’est que des hommes y enseignaient. Puis elle s’enfuit d’un foyer de jeunes filles. S’ensuivirent des années terribles. À dix-huit ans elle se réfugia dans les bras du gentil et replet Mr. Thimble. Elle entretint le fol espoir que l’obligeante bonté de son mari lui servirait de rempart contre ses tendances naturelles ; et de fait, il n’y aurait rien eu de plus efficace pour endormir ses pulsions lubriques que la protection apportée par ce grand-père, cet être simple qui réchauffait sa mignonne petite bonne femme. Mais le Messie ne consentit pas à entendre cette prière fervente qui avait conduit à un mariage destiné essentiellement à protéger Clarissa. Elle s’enfuit loin de Dieu qui l’ignorait, délaissant également un époux pitoyable ; elle se jeta alors de tout cœur, comme une libération, dans les bras de Bill, ce rédempteur, ce tentateur tellement compréhensif. Lorsqu’il la laissa tomber, elle tomba encore plus bas, c’était la seule solution. Mais Mrs. Martha la releva.Bild-062-Roses Elle la prit sous sa protection, la préservant du VICE SQUAD et de la maladie ; c’est ainsi qu’elle fut sauvée, ce qui l’amena à se retirer à l’instant avec Talisker, et ce, avec un réel plaisir, pour servir sa destinée d’abord dans le Jardin d’Éden puis plus tard dans une des plus jolies chambres de l’hôtel attenant.

Ils firent l’amour jusqu’à deux heures et demie du matin. Puis Talisker s’endormit. Il rêva du coffre-fort. Il fut très reconnaissant à Clarissa lorsqu’elle dut le chasser. Il lui donna 200 $. « Tu es riche ?- Comme un gangster. » Elle rit. Cette réponse lui plut beaucoup. « Tu repasseras un jour dans le coin ? » Il la regarda sans répondre. Puis il emprunta l’ascenseur qui le ramena dans la nuit, donna un pourboire au gardien. Il s’éloigna en sifflant, direction Broadway, ses jambes étaient chancelantes, il monta dans le premier taxi qui se présenta. À Times Square des êtres affalés dans la lumière. Mais notre homme prit tout à coup vraiment conscience de ce qu’il venait de vivre. Cela faisait plus de vingt et une heures que… oui, enfin : il n’était pas toujours resté sur ses jambes…. Et il dormit alors, - coincé entre le coffre-fort, la télé et l’air conditioner – dans son HERALD SQUARE HOTEL, offrant ainsi toutes les apparences d’une vie normale.
Le lendemain, il s’était déjà attablé confortablement devant deux pancakes et s’apprêtait à les arroser de sirop d’érable, quand une nouvelle fois, les yeux rouges et larmoyants, Mr. Thimble s’avança vers lui. Cette intrusion pendant son petit déjeuner n’était pas du meilleur goût. « Je vous en prie, Mister, aidez-moi ! » Il dit que sa petite femme lui manquait. Si Talisker avait pu l’exporter, il aurait expédié ce type à Tettnang auprès de sa fidèle petite famille d’oies blanches. C’est vrai, le matin comme ça, tant de malheur d’un coup : il y avait de quoi mettre n’importe qui en colère. « Mais réagissez en homme, nom de Dieu ! » La meilleure solution eût été d’arracher Mr Thimble à Manhattan, de le tabasser de telle manière qu’il prenne enfin conscience de la situation et qu’il quitte la ville une bonne fois pour toutes. Il aurait eu ensuite le temps de se reposer tout son saoul à Hudson, N.Y.
Le gros homme, honteux, tournait le talon de son pied droit contre le sol.
Talisker claqua bruyamment sa fourchette sur l’assiette. « Okay, dit-il, si vous êtes assez aimable pour me laisser tranquille nous pourrons nous rencontrer cette nuit. » Visage rayonnant du personnage rougeaud. « C’est vrai ? Oh, c’est si gentil de votre part ! Vous n’imaginez pas à quel point… - Mais, dit Talisker, c’est vous qui paierez ! – Tout ce que vous voudrez ! – Amenez autant d’argent que vous pourrez. Nous en aurons besoin. Votre femme est très rapace. – Avec plaisir, Monsieur Talisker, avec un très grand plaisir. – On se donne rendez-vous là-bas à vingt-trois heures trente… » Mr. Thimble eut un moment de panique : « À l’intérieur ? – Devant l’entrée. » Mr. Thimble respira : « Je serai là. Vous pouvez compter sur moi. – Très bien. Laissez-moi seul maintenant. – Naturellement, monsieur Talisker, bien sûr, Monsieur Talisker. » Et le mouton quitta les lieux.

Bild-063-MPVoici les histoires que se racontaient les danseuses. En bref ceci : Martha était en fait très âgée. Je n’étais pas le seul à avoir vu l’affiche de Gap-Khaki. Tout le monde l’avait encore en mémoire. Et tous avaient leur petite idée sur ce qui s’était passé. Mais les différentes versions de l’affaire se contredisaient. Et s’il n’y avait eu que cela ! Non seulement hôtesses et clients allaient et venaient, mais on disait qu’il devait y avoir derrière le bureau de la direction une autre pièce à laquelle on accédait par une porte secrète. Souvent des femmes apparaissaient pour ce que l’on appelait la représentation ; mais on ne les voyait jamais faire acte de candidature. Enfin, il n’y en avait pas plus de vingt ou trente à chaque fois. Et surtout aucune ne se montrait ensuite sur la passerelle. Si à ce moment-là on frappait à la porte du bureau personne ne répondait. Les rares fois où la porte s’était ouverte les femmes avaient disparu. Carmen assurait qu’elles étaient armées, avec de vraies armes, enfin pas des jouets à air comprimé. De son côté Jackie affirmait avoir aperçu un jour un fusil automatique sur le bureau. Et d’ailleurs Martha ne faisait aucun effort particulier pour cacher la réalité à ses danseuses. Elle se contentait de ne jamais évoquer ce qui se passait derrière. Et en retour elle entendait qu’on ne lui pose pas de questions.
Il y avait dix jours environ, un bandit coréen s’était présenté pour faire payer ses services de protection. Lissy l’avait introduit dans le bureau de Martha. Il n’en était jamais ressorti. Enfin, peut-être que si, mais le bruit courait que c’était en morceaux. La langue pendante. Dans du polystyrène. Martha avait expédié le paquet par porteur spécial à une adresse de Flushing, dans le Queens. Le chauffeur sauta dans la voiture, à ses côtés, sur le siège, le paquet avait la taille d’une cartouche de cigarettes.Bild-065-Roosevelt-Ave La voiture démarra, fila à travers Broadway et la 7th Avenue,Bild-067-Identificacion tourna dans la 6th jusqu’à la hauteur de Central Park South, puis le long de l’allée luxueuse qui part de Charlston Street, longe un quartier glamour jusqu’à la 59th St., en contrebas d’UpperEast, là où se dressent des appartements de luxe, résidences gigantesques, romantiques, regorgeant de fer forgé. Madison Ave, Armani Uomo, Guggenheim, Lauren, Museum of Modern Art. Les énormes placards publicitaires qui entouraient BLOOMINGDALE’s, aussi grands que des portraits de Lénine dont on aurait inversé les proportions, s’étalaient en forme de sermons vantant le consumérisme comme message démocratique du Seigneur. 20 000 $ de charges par mois, une bagatelle pour de tels appartements et services. Un bloc pris dans d’autres blocs et déjà des détritus. Derniers ensembles vitrés, voitures embouteillées, arêtes de maisons. Et déjà le taxi stop and go. Enfin, plutôt stop.Bild-070-Imbissbude Une mendiante noire à l’entrée d’une église, enveloppée dans sa couverture, coiffée d’un bonnet à pompon. Épais pull-over orange. PROPERTY OF US POSTAL SERVICE : voilà ce qu’on pouvait lire sur la bande de toile de jute qui lui permettait d’atteler la carriole à ses hanches. Carriole bourrée de sacs de papier brun. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle répétait? Jouait d’un hautbois invisible ; enveloppés dans des mitaines de laine, ses doigts couraient sur des clefs imaginaires. La femme avait ôté ses sneakers, elle était comme chez elle sur ce parvis. Ses chaussures étaient soigneusement rangées à côté d’elle, on aurait dit qu’elle les avait déposées dans le couloir.
Bild-064On avançait par à-coups. Puis en direction de Queensboro Bridge on perçut les câbles du téléphérique. East River West Channel – en bas la Roosevelt Island déserte – East River Est Channel. THED LOVES JACKY était inscrit en haut à gauche, constructions, énormes immeubles bruns. Patient, un chauffeur de bus lisait son journal en attendant que le feu passe au vert. Le taxi continua tout droit. La silhouette massive et lourde de Manhattan s’éloignait à l’arrière. Skillman Ave, klaxon agressif, carrefour, Roosevelt Ave pendant des kilomètres, traversant des quartiers qui se succédaient comme une suite d’ethnies différentes, et que surmontait le métro aérien. Magasins boutiques dans Woodside, les bistrots conservant encore leur modèle irlandais, mais déjà des accents de mambo, de samba, et parfois un tango. Des noix de coco fraîches, ouvertes en deux, et du jus de canne dans Jackson Heights. Indiens des Andes suivis d’Indiens des Indes. Palissades, décorations, stations de métro entourées de barbelés, chiens de surveillance, HALLELUJA CHURCH SUPPLY. Chaos d’autos dans Main Street. Orientaux piochant dans des sacs en papier. Le taxi s’arrêta devant Parks Dofu. Son petit paquet dans la main droite, le chauffeur envoya un coup de derrière dans la portière de sa voiture, se pencha en avant et déposa son colis à la réception. Puis il reprit sa route.
Bild-072-FlushingDans l’arrière-salle, Mr. Dong Pyo P. dégustait le hors-d’œuvre de son déjeuner. Il n’en suivait pas moins la mort de ce qui allait constituer son plat de résistance : une truite encore vivante tournant ostensiblement sur sa broche. Quand le poisson effectua un dernier sursaut, dans la mesure où l’arête centrale et le grill le permettaient – avant de se dessécher, les yeux se firent transparents -, le serveur déposa le petit paquet à côté des coupelles, des soucoupes et des baguettes.

Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chapitres 36 & 37.
>>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

Talisker acheva son petit déjeuner.

[Chapitres 33 à 35 <<<< dort.]

Bild-016-flashdancersMr. Thimble s’était installé trois tables plus loin et ingurgitait mécaniquement des scrambled eggs . Sans se soucier davantage de sa présence, Talisker réintégra sa chambre. La porte était ouverte. Sans doute encore la Russe. Il reprit son souffle. Mais c’était un autre intrus : un homme au visage exagérément allongé, les cheveux taillés en brosse, et qui avait manifestement tout du bureaucrate. Ses lunettes design lui donnaient une vraie sale gueule. Sans oublier le sourire insolent dont il gratifia l’arrivée de Talisker, rictus pervers agrémenté d’une cigarette, le corps vautré confortablement sur ce lit qui n’était pas le sien. Lorsque Talisker entra, l’autre souleva ce qu’Artmann aurait appelé son petit bidon tout en expédiant au plafond ses ronds de fumée. Le col fripé de sa chemisette de sport rosâtre portait un nœud papillon en polyester d’un vert criard, et il arborait aux pieds, sur ses chaussettes de sport, des Adidas d’un blanc éclatant. « Je pense que vous vous êtes trompé de chambre », grogna Taliker furieux. La réponse vint à l’instant où l’homme se redressait : « Vous pensez ? Voilà qui ne manque pas d’intérêt ! Mais je suis là où je dois être. – Mais j’ignorais que… - Nous devons avoir une petite conversation. – Tiens, c’est nouveau, ça. – C’est nouveau pour vous. Et pourtant ça ne l’est pas ! Arrêtez de faire le malin en présence de Gianni Duschkin ! Reconnaissez que vous m’attendiez ! Malheureusement, toute l’affaire s’est déroulée… de manière chaotique. Ainsi vous ne savez toujours pas pourquoi vous êtes là. » Talisker ne dit rien. C’était donc lui ce commanditaire tant attendu. « Prenons un exemple, dit Duschkin, sachez d’abord que vous n’êtes pas dans le bon hôtel. » Talisker alluma sa clope et tira une bouffée. « Je reconnais, ajouta Duschkin, que ce n’est pas de votre faute. Enfin, vous auriez pu être plus dégourdi. – Est-ce que vous pourriez m’expliquer…. – Installez-vous. Ne restez pas debout, ça me rend nerveux. » Il donna deux petites tapes rapides sur le lit. « Non, non, je n’y tiens pas », dit Talisker. Et Duschkin reprit : « Comme vous voudrez. – Mais pourquoi suis-je ici ? » demanda Talisker. Duschkin : « Commencez au moins par fermer la porte. Tout le monde n’est pas obligé d’être au courant. » Talisker s’exécuta. Il ne pouvait pas faire autrement : pas le choix, il devait obéir à son visiteur. « Vous avez un rival, dit Duschkin, ça ne vous est jamais venu à l’esprit ? Il vous observe. – Moi ? » Un instant, il pensa que ce pouvait être Mr. Thimble. « Mais c’est impossible que ce soit lui » s’écria-t-il. Duschkin : « Vous pensez à qui ? – Le gros, Mr.Thimble ?- Disons qu’il n’est pas gros. Et puis attendez, il s’appelle … comment dites-vous ? Thimble ? » Il fit claquer sa langue. « D’ailleurs, c’est lui qui vous a envoyé ici, et nous lui en sommes reconnaissants. Simplement, il farfouille un peu trop dans nos affaires… » Peu à peu une lumière se fit dans l’esprit de Talisker ? « Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un certain Meissen ? – Vous y êtes, mon ami ! Félicitations ! Oui, c’est bien comme ça qu’il s’appelle ! Meissen, c’est bien ça. Évidemment il ne s’appelle pas comme en réalité, mais ça ne change rien à l’affaire. » Il se pencha alors lentement sur le côté et demanda d’un air parfaitement ironique en pinçant les lèvres : « Ce que vous voulez, c’est faire le mal, oui ou non ? – C’est en effet bien mon intention.- Vous voyez les choses de manière un peu simpliste. – Je suis, me semble-t-il, sur la bonne voie. – Vous n’êtes pas suffisamment attentif. Un homme qui cherche à faire le mal ne peut se permettre d’agir avec tant de légèreté. Vous êtes arrivé trop tard dans la boîte de strip-tease, et c’est la raison pour laquelle on a pu vous prendre cette mallette… » Talisker leva un regard étonné. « …Oui, oui, la mallette ! Volée… Si vous aviez été à l’heure, la femme ne l’aurait pas découverte et elle n’aurait pas pu la donner à Mr. Meissen. – C’est donc lui qui a la mallette ? - Voilà, voilà, vos yeux s’ouvrent enfin. Oui, c’est lui. C’est vraiment bête. – Et même le pistolet ? – Eh oui. J’ai une amie très chère chez LEGZ DIAMOND’s. C’est dommage pour Joanne. Et en plus elle est tellement belle ! Sans votre négligence, elle aurait pu travailler sans problème pour nous. Vous auriez récupéré la mallette, notre cher Mr. Meissen serait apparu bien après vous. Vous l’auriez reconnu sur la photo… - Quelle photo ? – Écoutez, la seule question qui se pose est la suivante : comment allons-nous récupérer la mallette ? J’ai tenté de le faire de mon côté, bien sûr… Dommage. Vous allez sans doute être obligé de la voler vous-même. – La voler ? Mais où ? – Dans votre propre chambre. – Dans ma quoi ? – C’est sans importance. Essayez de tirer le meilleur parti de la situation. Empêchez cet homme de nuire. C’est de toute façon le travail que nous vous aurions demandé. – À quoi pourrai-je le reconnaître ? – C’est juste, mais Mr.Thimble l’a vu. C’est à lui de vous donner son signalement. Je n’ai aucune envie de le faire à sa place. Et suivez-le. J’ai idée qu’il vous y conduira. – Où ? – Il s’agit d’un concert qui a été préparé et dont nous ne voulons pas. C’est un concert dont nous ne voulons absolument pas qu’il ait lieu, Mr. Talisker. Un concert contre l’ordre. Nous souhaitons que ce soit vous qui interveniez pour l’empêcher. – Mais qu’est-ce que je dois faire ? – Olsen, c’est un nom qui vous dit quelque chose ? » Talisker fit signe que ça ne lui disait rien. Duschkin lui écrivit son adresse. « Tenez, faites en sorte qu’il lui arrive quelque chose. Il y avait aussi une photo de lui dans la valise. En tout cas, il ne doit pas pouvoir donner de représentation ce soir. Débrouillez-vous comme vous voudrez. Évidemment nous avons pris d’autres mesures dans cette affaire… Est-ce que vous avez déjà tué quelqu’un ? Non ? Ah oui, c’est vrai, vous êtes bien jeune, et là-bas, de l’autre côté, vous n’avez pas eu de guerre. Vous n’auriez pas pu vous engager un peu ? Je ne sais pas, moi, une petite intervention au Kosovo ? » Ricanement méchant. « Je suis désolé, dit Talisker. – Pas grave, fit Duschkin, vous allez pouvoir faire vos preuves aujourd’hui même. D’ailleurs, c’est lui aussi qui a votre salaire. – Dans la mallette ?- Dans la mallette. Vous trouverez sans doute Mr. Meissen au STAR HOTEL, 30th St. Ah, encore une chose : Meissen, ça devrait devenir ensuite votre… comment dit-on déjà ? votre nom d’artiste. Et comme je vous l’ai dit : c’est votre chambre que cet homme habite. Il s’y fait appeler Talisker, parce que nous… enfin, cette chambre avait été réservée à votre nom. Pour ma part, je tire ma révérence. » Et il disparut.Bild-073-StrasseÉtait-ce un hasard si ce jour-là je vis tant de gens qui faisaient de la musique ? Ce n’était à ma suite que chants et sifflements, à midi dans la Wonton Tavern, ou l’après-midi dans le Shakespeare Garden de Central Park, où un groupe entier de sans-abri s’était rassemblé sur une prairie pour répéter des chœurs de Gesualdo. Et partout, en tous lieux, des gens s’étaient installés, frappant des cymbales fictives l’une contre l’autre ou serrant entre leurs jambes un violoncelle invisible ; une Asiatique avait même placé un tabouret au milieu de la rue, et, le corps penché en avant, pianotait sur des touches imaginaires. Quant aux musiciens des rues et à ces inévitables étudiants en musique qui jouaient d’habitude sous la terre, recueillant ainsi leurs oboles dans les couloirs du métro, j’eus l’impression qu’il répétaient tous le même morceau. Ce spectacle me rendit extrêmement nerveux ; je n’étais sûr de rien : est-ce un effet de ton imagination ? Quoi qu’il en soit, un réseau souterrain semblait se rassembler dans la ville. Les habitants de Manhattan n’en avait pas tous conscience, et il valait mieux qu’ils ne le sachent pas, qu’ils ne mesurent pas les dimensions de cette vaste conjuration. Car c’était bien cela qui se préparait. Les outlaws en étaient manifestement le centre, partageant un but qui leur promettait un plaisir particulier et n’avait rien à voir avec la Quality of Life Campaign, il en était même l’inverse exact, car leur vie hors norme – un pléonasme - , courait le danger d’être mise en conformité par la dynsneydésinfection de New York, ce qui revenait à dire qu’ils étaient condamnés à disparaître.
Évidemment, l’administration municipale avait eu vent de l’affaire, et Bryan Henry le sergent de la Metropolitan Transit Police, avait été alerté dès les premières heures du jour. En échange d’un petit déjeuner chez MILE’s,Bild-074-Strasse un informateur l’avait prévenu que le soir même il se passerait quelque chose. Henry avait aussitôt alerté ses services, pris des dispositions, et s’il y avait le moindre mouvement organisé, les gens du City Hall, particulièrement sensibles au maintien de l’ordre, auraient immédiatement étouffé la manifestation dans l’œuf. On surveillait de près les rowdies armés, les rassemblements de Noirs, les jeunes qui portaient des masques. Mais du côté des musiciens, rien. D’ailleurs, ils s’étaient installés partout, enveloppés jusqu’au nez, protégés du froid soudain par des haillons ou des bâches en plastique, concentrant tous leurs efforts sur les dominantes et les sous-dominantes, les contre-chants, les transpositions autour de do majeur. Tout le monde pouvait entendre monter cette menace, elle bourdonnait à travers les rues et elle était transmise et répercutée vers les tableaux de surveillance. Mais il ne vint à l’esprit de personne que c’était cela qui était attendu. Les autorités pensaient qu’on allait vers un soulèvement, avec vandales et revolvers. Et on rassembla les troupes autour de Grand Central Station.

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Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]



Talisker n’hésita pas longtemps.

[Chapitres 36 & 37 <<<< dort.]

S’apprêta à se rendre chez Mr. Thimble pour l’interroger. Non, pas la peine, il était resté dans la salle à manger. « Cet ami que je connaissais… - Mr. Fred ? – Mr. Meissen, à quoi il ressemble ce gars, maintenant ? Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu. Ah oui, c’est celui qui a une coiffure à la Glenn Ford ? » puis il alla tout droit au STAR HOTEL. On avait déjà commencé à s’attaquer au toit. Au-dessus du téléphone public et de l’entrée, on montait le nouveau store de la façade. Ce qui avait été une pension n’arborait désormais aucune autre indication qu’une affiche écrite à la main et collée à l’intérieur contre la vitre de la porte grillagée : Closed, No Vacancies. Talisker ne sonna pas mais loua une chambre en face au MANHATTAN INN. Il s’empressa d’aller régler le HERALD SQUARE HOTEL. Quand il alla chercher sa valise, la Russe était déjà prête à prendre sa place. L’ascenseur n’était pas encore arrivé qu’elle se glissait dans la chambre, serpillères à la main, avec le seau et les donuts. Dans l’instant qui suivit, on perçut le son maniaque de la télé. Et la sonnette de l’ascenseur tinta.
Bild-075-StrasseTalisker entassa ses affaires au MANHATTAN INN et prit son poste de surveillance derrière la vitre. Il avait approché une chaise et penché le haut de son corps sur l’appui de la fenêtre. Mais son attente fut de courte durée. Je sortis précisément à cet instant. La description donnée par Mr. Thimble n’avait pas été des plus éclairantes, mais c’était suffisant. Simplement, je ne portais pas de costume. J’avais mon jean râpé et mon chandail élimé, charmante tenue de sortie. Je laissai toutes mes belles affaires. Même l’appareil photo. Harlem n’était pas un zoo. Au fait : qui pouvait avoir l’outrecuidance de dire de quel côté de la cage il vivait ?
Talisker enfila son manteau. À peine avais-je tourné le coin de The 8th AVE GOURMET MARKET, qu’il profitait des allées et venues des ouvriers et du fait qu’ils avaient laissé la porte ouverte pour pénétrer dans le STAR HOTEL. Personne ne le remarqua. Le service de direction, grand ouvert, avait été déserté. Des merlins étaient appuyés contre le bureau. Seule une grosse blondasse traînait ses savates et balançait ses hanches dans le couloir. Elle laissait des traces de graisse sur son passage. « Il habite où, Mr. Talisker. » Cheveux filasse pour cause de décolorations successives, visage débordant de replis adipeux, rouge à lèvres criard remontant à la base de la narine droite. Elle avança la lèvre inférieure et indiqua la direction à Talisker d’une voix grasseyante. Puis elle disparut dans les toilettes. Un coup de pied suffit pour faire sauter la serrure. Plus tard, il referma la porte derrière lui. Il prit alors tout son temps.

Au début j’avais le sentiment que quelqu’un me suivait. Me retournai plusieurs fois. Mais non, ce n’était qu’un cow-boy de macadam : Dustin Hoffman dans sa prime jeunesse. Plus loin on apercevait une nana et plusieurs touristes avec des valises. Pendant un moment, je suivis les pas d’une femme dont les goûts vestimentaires rappelaient ses ancêtres anglais. Elle avait associé à sa jupe verte une veste violette, son bras droit serrait un porte-documents rose contre sa taille, et elle portait des chaussettes blanches de gamine et des baskets jaunes. Mais à l’évidence, loin d’être une gamine, elle avait au moins quarante ans. Elle gravit en dansant presque en batifolant, l’élégant escalier du Post Office qui conduisait de la façade en colonnades jusqu’à l’intérieur Belle Époque. En continuant mon chemin vers le métro, je la suivis en pensée. Des lampes Art déco sous un plafond de bois peint et les encadrements des guichets entièrement décorés. Manhattan offrait un visage très différent dès qu’on pénétrait dans un bâtiment. Le jeu des apparences trouvait son accomplissement à l’intérieur, conséquence architecturale de l’idée de galerie. Et ce phénomène ne se reproduisait pas seulement dans les entrées des gratte-ciel avec leurs statues de marbre baroques, les ouvrages en stuc, les poignées de portes, les cabines d’ascenseurs sorties tout droit des mille et une nuits de la technique ou des scènes romantiques byzantines de la 5th Avenue au sud de Harlem, non, il se continuait encore vers l’est, en particulier depuis qu’on avait assaini les quartiers ouvriers et surtout, d’un côté comme de l’autre, à Central Park East et à Central Park West. On ne recevait absolument aucun choc architectural en passant du Barrio mal famé aux beaux quartiers attenants. Quand on se promenait le long des boulevards bordés d’immeubles, de discrètes façades vous tenaient compagnie ;
Je passai devant la guérite de verre de la MTA :Bild-076-M-trocard une Perséphone née dans les claquements et les grincements siégeait là, fruit de l’obscurité elle avait grandi dans les odeurs souterraines, et bien qu’elle fût brune, sa peau était dépourvue de pigment. Sa grossièreté naturelle, ou tout simplement sa tristesse, peu importe, l’amenait à ne jamais lever les yeux lorsqu’elle délivrait un billet. Je n’avais besoin de rien, je glissai ma carte dans la fente et la barrière de métal en croix tourna à l’oblique au-dessus de ma hanche. Déjà le métro argenté s’approchait dans un bruit de ferraille, ça patinait, ça sifflait, ça hurlait. Claquements, ouverture des portes de la rame. Crachotements des haut-parleurs. Les portes se refermèrent. Quelques passagers repliés sur eux-mêmes battaient du pied, mouvement régulier de la pointe des bottes, à l’écoute de leurs énormes walkmans, engoncés dans le rythme métallique, les oreilles fermées à tout vacarme extérieur. Regards hostiles. Aucun sourire sur leur visage fatigué. Je reconnus une des danseuses, elle s’appelait Jackie je crois, d’un sérieux imperturbable derrière ses grands yeux d’enfant. Elle n’était plus aussi belle que la nuit dernière. On voyait qu’elle sortait de chez le coiffeur. Nez camard relevé, taches de rousseur, cils étrangement pâles. Tailleur aux teintes de foulard, tissu de soie à fleurs noires piquées de rouge, sur fond de feuilles vertes disséminées. Comme tout cela avait été arrangé avec soin ! Je la saluai, mon sourire lui arracha un rictus. La moindre tentative d’approche pouvait passer pour une agression. Voilà qui rendait les Blanches si peu séduisantes.
Columbus Circle. La strip-teaseuse quitta le métro. Je la suivis des yeux pendant quelques instants. Puis le train reprit son fracas à travers les tunnels suivant la lisière de Central Park qui s’étendait sur quatre kilomètres. Voici Harlem, côté nord, le lac et ses quelques canards. Pelouse vallonnée, nature artificielle, certains chemins tortueux avaient été hélas asphaltés, la terre n’étant à leurs yeux que de la boue. Des dealers chuchotaient, et, installés partout où on ne les attendait pas, ils restaient là les jambes plantées dans les buissons. Des quantités de fleurs de cerisiers, véritable avalanche de neige, basculèrent sur les représentants de la police montée, les flocons s’accrochèrent à leurs uniformes et glissèrent sur les croupes de leurs chevaux. Les marathoniens sur le Drive les contournèrent rapidement, les oreilles bardées d’écouteurs. L’un d’eux arborait un réseau complet d’antennes diverses, véritable ramure. Une grand-mère aux cheveux blancs faisait son jogging derrière son landau à trois roues : un vieux Michael Andretti, formule I baby. Et par-dessus les sommets des arbres, parade gigantesque curieusement arrogante, des deux côtés, visant la verdure, des tours des créneaux et des pointes issues d’habitats étranges et luxueux. Les gazons fraîchement tondus exhalaient leurs senteurs, une immense surface verte s’étendait jusqu’aux sinistres tours Martin Luther King uptown. La chance était ici et celui qui habitait là-bas pouvait dire à bon droit qu’il était né dans la malchance. Portant fourrure, une jeune brune élégante. So funny ! : sa main droite tenait en laisse un chihuahua, et sa main gauche un énorme dogue. Quand elle me regarda, alors que je descendais le parc en direction de downtown, elle ne put s’empêcher de répondre à mon sourire. Mais j’étais assis dans le métro qui poursuivait sa route. Je ne faisais pas ma promenade dans Central Park. L’air était vicié, odeurs d’acier, de caoutchouc. St. Nicolas Ave tournait en épingle à cheveux. Les promenades montantes numérotées avec soin portaient les noms de défenseurs des droits de l’homme : Malcolm X, Adam Clayton Powell Jr. L’idée d’accorder un regard à la cathédrale ne m’effleura pas. Elle se dressait à la hauteur de la 110th St., à l’ouest de Mornigside Park. Quatre rues plus loin, s’élevaient la Columbia University et le monument dédié à Carl Schurzen. Un coup d’œil au-dessus du mur droit comme une falaise permettait de découvrir la rue en contrebas. Des écureuils des rues se poursuivaient sur les marches et le long du rocher quadrangulaire. Le matin, l’air glacé formait des tourbillons de vapeur. Un jour, St. John The Divine serait la plus grande cathédrale du monde, dépassant Notre-Dame, Chartres, Cologne… Mais la rame de la ligne A ne s’arrêtait de toute façon qu’à la hauteur de la 125th St., là où se trouvait le légendaire Apollo Theater.Bild-077-125th-Apollo Ella Fitzgerald et Dizzy Gillespie y avaient fait leurs débuts, aujourd’hui encore se déroulaient les célèbres Jam Sessions. On ne cessait d’y découvrir de nouveaux génies et dans le même temps des Noirs y étaient abattus sans raison. La rue était en certains endroits un unique commerce aseptisé Porta Bella JIMMY JAZZ, rien que des immeubles qui avaient à peine quatre étages, de petites colonnes, un toit pointu. En face, le dimanche, on voyait des marginaux qui peignaient de gracieuses petites images sur des rouleaux de fer-blanc, et qui se conciliaient ainsi les bonnes grâces de la police elle-même, attirant également des Blancs, chasseurs de photos. Le dimanche, le quartier de Harlem si vivant d’habitude était comme mort, on voyait des femmes en dentelles blanche et les hommes paradaient dans leurs plus beaux costumes ; toute la journée des messes, des chants. Que dis-je des chants? : une flamme bien plutôt, composée de voix, de rythmes, immense jubilation sortie du fond de la gorge. Je traînais ; qu’est-ce que je cherchais au juste ? Dans les rues latérales des fenêtres étaient aveuglées par des planches et des portes murées. Touchant la brique des immeubles, les escaliers de secours rouges, rouillés, couraient sur un fond de béton gris. Au nord, on apercevait les gratte-ciel uniquement réservés aux logements. Ils se dressaient juste au bord de Harlem River qui séparait Manhattan du Bronx. Étrange absence de taxis… Puis j’en aperçus soudain quelques-uns. Mais ils n’étaient pas jaunes comme d’habitude : un banal carton coincé derrière le pare-brise indiquait qu’ils étaient libres. L’auvent d’une boutique protégeait du vent et de la pluie une vieille femme assise entre des poubelles. Frappait avec son parapluie pour chasser quelque chose sous la table, gestes brusques et sans but. Pleine de rage elle leva son regard vers moi. Ses yeux étaient injectés de sang. De nombreux Noirs avaient ainsi des traînées rouge délavé dans le blanc des yeux. Mais cette femme ne disait rien, elle chantait!Bild-078-Black Elle ne bougeait pas les lèvres, ni aucun muscle de son visage, son regard me traversait de part en part, comme si derrière moi quelqu’un lui avait donné le départ du chant. C’est en effet dans l’une de ces maisons en ruine que se tenait Jens Olsen et, la baguette dans la main droite, il dirigeait la musique parmi les vitres brisées. Les marches qui permettaient d’accéder au premier étage étaient défoncées. Des os et de la nourriture pour chat jonchaient l’escalier. D’épaisses couches de laque ôtaient aux boutiques leur tristesse naturelle. Les lignes verticales des grilles croisaient des enfilades d’escaliers de secours. Rap vibrant. Innombrables petits couloirs derrière des portes ouvertes. Soudain, sur le côté, des alignements de brownstones magnifiquement restaurées, bleu éclatant des escaliers de secours. TENANTS AND THEIR GUESTS ONLY. Des enfants se ruèrent en criant hors d’un bâtiment. Puis de nouveau des immeubles locatifs à demi écroulés. Encore des planches aveuglant les fenêtres, des parpaings murant les portes. De rares colonnes soutenant à peine els entrées. Au bord des rues, morsures inachevées, gisaient des jardins abandonnés : grilles basses, caddie trônant devant des cartons, caisses de bois, plates-bandes de fleurs, verdure tendre d’un arbre. À deux pas une chapelle. Nulle part ailleurs je n’ai vu autant d’églises qu’à New York. On clouait une croix sur la porte et on commençait à prêcher à l’intérieur.Bild-079-New-Apostolic Si le sermon était bon, on voyait bientôt affluer les fidèles. On était parfois obligé de déplacer son spectacle. Que les aumônes affluent et en un clin d’œil on était riche. Celui qui avait été touché par le doigt de Dieu n’avait besoin d’aucune culture particulière. The Highway Faith Apostolic Church. Elle aussi avait été murée, une pierre tombale avec une inscription était appuyée à droite contre une fenêtre basse. Graffitis blancs sur la porte, planches brutes à la fenêtre. Traverses de soutènement en oblique. Les chômeurs en attente d’un travail trônaient sur l’escalier de leur maison. Au coin d’une rue, contre la bordure du trottoir, une table et des chaises où des hommes jouaient aux dominos ; ils les faisaient claquer sur le plateau de la table. AMERICA OUT OF AFRICA, des coquillages des caraïbes gisant au milieu de rondelles de citron étaient ouverts de force et gobés directement dans leur coquille. Crabes aux carapaces arrachées.Bild-081-Harlem-Flea-Market Délicieuse cervelle rouge. Dais de toile, vêtements, tissus. Personne ne pouvait parader avec autant d’élégance que les gens de couleur. Vers l’est, sous le métro aérien, entre barbelés et bordures de trottoir, un marché aux puces avec radios d’occasion, cassettes et vêtements : une femme examinait à la lumière un débardeur délavé, tant dis qu’une autre Noire hilare, le portable à l’oreille, roulait dans ma direction sur son skate-board. Oh, le superbe éclat de ses dents ! Et cette lueur incroyable dans ses yeux ! Je cherche quoi, au fait ? Ah, oui… c’est ici !
La maison.Bild-080-Das-Haus
Elle était étrangement isolée à l’extrémité du croisement en T d’un Loser’s Row, grande ouverte, un escalier de pierre rouge menait à un demi-étage où donnait une entrée qui un jour avait été blanche. Visiblement personne n’habitait les quatre étages ; les fenêtres étaient recouvertes pas des planches, la pointe du toit avait même été arrachée. Sans doute à la suite d’un incendie. À droite, tout contre, j’aperçus un hangar assez haut, un entrepôt ou des bureaux, et à gauche une usine très laide qui se dressait vers le ciel. Je m’arrêtai, le lieu ne manquait pas d’intérêt. Eu à nouveau l’impression d’être suivi. Mon appréhension venait sans doute du fait que j’étais seul dans cette rue. On n’apercevait pas âme qui vive, pas un seul enfant, aucune voiture, et pas un bruit. Si l’on m’observait ce ne pouvait être que derrière des vitres, des rideaux. Une grêle de regards s’abattit sur ma peau. Et j’étais là, debout. Il y eut enfin du mouvement. Une Cadillac s’approcha doucement de la fameuse maison. Un Blanc relativement élégant en descendit. Il portait un loden et une chapka. Grimpa les marches rouges. Portait un sac en plastique rayé bleu et rouge. Ou plus précisément, il ne le portait pas, il le traînait. Il frappa une fois. Deux fois. Maestro Chopstick lui ouvrit.

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Le visiteur referma soigneusement la porte récalcitrante derrière lui.

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«Vous voyez, dit-il, je tiens ma promesse. Mes deux promesses. – Passez par ici… je vous en prie », dit Olsen avec empressement. Un peu voûté, le vieil homme précéda l’architecte d’un pas mal assuré. On avait coupé l’électricité dans la maison, Olsen vivant ici illégalement. Les policiers du quartier préféraient fermer les yeux. Il avait fallu du temps pour que les Noirs acceptent la présence de cet hurluberlu de race blanche. On l’avait tourmenté, et cela avait dépassé la simple farce. Non seulement les fenêtres avaient été défoncées, mais on avait volé, fracassé les altos, les violons, les hautbois. Il avait été mis à l’index, on ne lui adressait pas la parole, même s’il ne sortait que pour se rendre au supermarché. On l’avait aussi agressé. Résigné, il avait simplement évoqué un jour « L’enfer de Harlem », mais il avait tenu bon ; il avait refusé de partir. Têtu comme une mule, il s’était efforcé tous les jours d’entrer en contact avec les habitants. Les enfants vinrent les premiers. Au début, son acharnement lui valut de passer pour un fou imprévisible. Puis il apparut comme une bénédiction. Bientôt on le vénéra en secret. En cas de danger tout le monde se serait ligué pour le protéger. Il ne s’aperçut de rien. Mais le jour où il dut quitter son logement – il habitait alors près de Powell Boulevard, un quartier totalement dévasté où il s’était installé après avoir passé des mois devant le Lincoln Center - lorsque donc le bâtiment menaça lentement mais sûrement de s’effondrer sur lui, et bien qu’il continuât à s’y terrer, on l’avait pour ainsi dire arraché aux décombres et placé dans cette nouvelle maison : quatre hommes le portèrent, un autre emmena ses maigres effets, quelques-uns se chargèrent de ses instruments de musique. Ce nouveau refuge n’était évidemment la propriété de personne. Mais c’était sans importance. On ne fut pas surpris d’apprendre plus tard qu’ayant reçu la visite de Weymor, un célèbre magnat de la chimie qui tenait cependant à observer les principes chrétiens et lui proposait donc une place de musicien dans sa propriété de Hamptons, Olsen rejeta son offre.Bild-083-Harlem-Strassenszene En revanche, il se remit à flot grâce aux cours qu’il dispensait aux enfants noirs ; les instruments de musique furent financés par les églises et lui-même fut nourri par les familles. On gardait naturellement une certaine distance, ainsi qu’il convient quand on a affaire à un Blanc. Peu à peu, les jeunes de l’orchestre furent pratiquement au même niveau que les professionnels et jouèrent dans les offices religieux et lors des jours de fête. Un article parut vantant leur sonorité surprenante. On enregistra une première émission de radio, et c’est à cette occasion que l’ensemble fut baptisé le Harlem Young Black Orchestra. On proposa aux jeunes instrumentistes et à leur chef de donner au Carnegie Hall un concert qui fut un grand succès mais un désastre financier. Olsen se mit à la recherche de Mécènes. Il refusa malgré tout de participer à un talk-show : dans une émission aussi connue (Rags to Riches) il aurait pu selon lui servir d’exemple pertinent. Sa réaction fit sensation. Aussitôt il fut assailli d’interviews. Or, à vrai dire, ce ne sont pas seulement les célèbres baguettes chinoises qui irritèrent le public – et qui blessèrent (le leur reprocher eût été déplacé) des collègues plus connus – mais il lui arrivait souvent de s’arrêter au beau milieu d’un concert et, interrompant le flot de la musique, de se tourner vers le public pour lui expliquer tel ou tel phrasé, estimant qu’il était de son devoir d’attirer l’attention des auditeurs sur des passages qu’on aurait pu négliger ; il lui arrivait aussi de délirer à partir de quelque idée que le compositeur avait en tête… et lorsque d’autres chefs d’orchestre manifestèrent leur désir de travailler avec de jeunes Noirs du HYBO, comme les concerts étaient de plus en plus souvent dirigés par un chef invité et que les handicaps physiques du vieil homme l’empêchaient d’y participer – mais peut-être n’était-ce qu’un prétexte -, que les enfants devenaient adolescents puis adultes, en bref que les enfants grandissant ne cessaient d’être remplacés par de plus jeunes, le personnage d’Olsen devint une sorte de légende, mais ses apparitions à la tête de l’orchestre se firent de plus en plus rares. C’est à cet ensemble que Meyer Kupfermann et Phil Glas dédièrent un bon nombre d’œuvres et sur les scènes du monde entier prirent place à sa tête des chefs aussi différents que Wyn Morris, Gary Bertini ou le jeune Sipoli. Le nom d’Olsen finit pas être oublié du monde musical. Il avait d’ailleurs toujours eu la réputation d’être une sorte de misfit.
Bild-085-WTCIdahoe S. Neill, son visiteur, était aussi peu apprécié. On l’avait même chassé de l’Architectural League. Mais à la différence d’Olsen il avait touché un héritage. Et on pouvait certes le haïr mais il était impossible de se moquer de lui. À vrai dire, et ceci était à mettre au crédit de ses détracteurs, ses conceptions étaient considérées comme étant au moins aussi ridicules que la direction d’orchestre d’Olsen avec ses baguettes chinoises. Ils s’étaient rencontrés chez Weymor. Ce dernier avait loué, un an auparavant, quasiment tout l’étage supérieur de la tour I du World Trade Center pour organiser une fête en l’honneur de l’anniversaire de sa fille. Celle-ci s’était toutefois bien gardée d’y participer. Elle était avec une amie dans un lieu séparé, le Best bar Earth, et, à travers une glace sans tain, elle s’était délectée à observer les crétins invités pas son père. À côté d’Olsen, au milieu des Windows of the World, Charles F. Krill fit au pauvre Maestro un cours magistral en un idiome tout personnel et qu’il était le seul à comprendre. Bien qu’il se soit fait représenter, on mentionnera le révérend Halsip: il avait été quelque temps membre du Congrès, où il avait tenté de mettre à l’index le personnage de Donald Duck, affirmant que son anarchisme détournait la jeunesse des vraie valeurs. On trouvait évidemment aussi parmi les invités de Karl S. Fischer. Il était justement en train d’exposer aux femmes qui l’entouraient les statuts de son INSTITUT POUR L’ABOLITION DE LA REPRODUCTION SEXUÉE. D’après ce qu’elles purent en comprendre, il ressortait que cet être hanté par la crainte de Dieu ne pouvait supporter plus longtemps les menaces qui pesaient sur le salut des âmes des fœtus issus des sécrétions consécutives à la copulation – « soupe du diable », disait-il en crachant dans la rue vers White Hall comme tous ceux qui fréquentaient les cent sept étages de la tour. Jenny Maurizio était également présente : c’est elle qui avait engagé un procès contre les fabricants de cigarettes américains et étrangers, affirmant que le patrimoine génétique transmis par sa mère, fumeuse invétérée, l’avait amenée à avoir une poitrine minuscule. Il y avait George Washington VII, l’inventeur de la plus grande voiture du monde et qui figurait au Guinness Book : sur le siège du chauffeur il était parvenu à entasser vingt-huit enfants. Patti Mary, leading voice des Christian Butterflies, cherchait par terre un de ses verres de contact. Elle les avait fait bénir quelques mois auparavant lors d’un récital à Rome. On relevait également la présence d’haltérophiles de Lilliput et du catcheur Old Cock Murdock qui avait récemment remis en jeu son titre de champion, mais qui dans un combat contre lui-même s’était mis KO à la huitième reprise et avait ainsi perdu le titre mondial. Susan B-Boy Sausan paradait, le « plus belle bouche à embrasser » : c’était pour elle que Michael Jackson avait écrit Suck Machine. Dans cette foule on voyait courir des enfants de quatre ans qui ne cessaient de crier et de hurler, et que Weymor avait loués contre quelques billets auprès de leurs parents de Loisaida, Lower East Side, et qu’il nourrissait de chocolats divers que les petits s’empressaient de barbouiller partout. Idahoe Neill était donc également présent. Il avait affirmé autrefois que Manhattan avait besoin d’un contrepoids ; la ville était trop haute et il pensait qu’elle n’allait pas tarder à s’effondrer. Il avait émis l’idée qu’on ne devait pas seulement l’agrandir en surface, mais également en profondeur. Plans à l’appui, il avait demandé l’autorisation de construire une seconde ville, sorte de Under Manhattan, harcelant d’incessantes demandes ses collègues et les services d’urbanisme. Son œil visionnaire imaginait des palais sous l’asphalte, des gratte-ciel inversés qui s’enfonçaient sous la terre. Il voulait faire jaillir des fleuves aux pieds de ce qu’il appelait le Manhattan Falls, qui, passant d’une place à l’autre, tomberaient en cascade sur des centaines de mètres, chutes verticales qui dans son projet remonteraient également parfois à l’air libre. Il importunait les gens de sa corporation en proposant de laisser à la surface de New York une mince couche de terre bosselée dont les inégalités suivraient les infrastructures souterraines. Le problème demeurait cependant qu’un projet aussi rigoureusement symétrique que le Under Manhattan entraînerait forcément une réalisation inverse mais semblable au Manhattan actuel : Neill avait en effet conçu des métros aériens et des halls pour les collecteurs d’égouts et l’ensemble aurait dû traverser le Coliseum. « Le mât bien sûr, mais aussi la carène », telle fut la devise qui lui coûta sa réputation et sa clientèle. Il fut contraint de licencier ses premiers collaborateurs, et se retrouva bientôt seul, assis toute la journée à dessiner, tracer, compter. Il ne renonça pas. Il allait montrer à ses collègues et au monde que ce projet était non seulement réalisable mais nécessaire. Alors il disparut. Son absence ne fut pas totale certes, mais il ne se montra plus en public. Il s’évanouit littéralement. On racontait parfois en plaisantant qu’il avait commencé à construire un gratte-terre. Des collègues hargneux prétendaient qu’on avait entendu sous une dalle de marbre de la Trump Tower 57th St. à midtown le premier coup de pioche. Or c’est précisément au cours de cette fête que Neill confia à Olsen qu’il cherchait des artistes. Sous les halls de Manhattan recouverts de feuilles d’or, ils auraient pour tâche de peindre des fresques sur les plafonds dans une couleur qui serait elle-même la source de la lumière.
Olsen avait écouté avec attention. Les deux hommes étaient rapidement tombés d’accord. Bien sûr le Maestro doutait un peu de la réalité du projet souterrain, mais il sentait là une poésie qui témoignait d’une puissante esthétique visionnaire. Il avait demandé à l’architecte : « Avez-vous pensé aussi à la salle de concert ? »Bild-086-Harlem-Strassenszene-2Et l’architecte utopique avança alors dans le corridor de la maison insalubre derrière cet homme d’une constitution bien moins robuste, mais que la misère écrasante n’avait su détourner de sa vision singulière. Neill était résolu à faire du Maestro le premier citoyen d’honneur de son Under Manhattan et, malgré l’indifférence du musicien à toute forme de reconnaissance, à faire de lui un homme célèbre. Ils pénétrèrent dans le salon. Neill déposa sa lourde sacoche. Quelque chose cliqueta à l’intérieur. Un radiateur au propane se dressait au milieu de la pièce. À côté, un fauteuil avec un plaid dans lequel Olsen était encore enveloppé à l’arrivée de son visiteur. Sur un tabouret une partition et posée en travers sur celle-ci une baguette chinoise. Pas d’étagères au mur, les livres étaient entassés en piles. Un piano blanc étincelant, des pupitres, un trombone, un pied pour instrument. Face à un mur la table à tapisser dépliée débordait d’objets. Quelques lampes à pétrole fumaient. On ne pouvait rien voir par les fenêtres barricadées de planches. « Venez ». Olsen lui désigna la table de tapissier. « Venez ici, il y a de la place, monsieur Neill. » Ce dernier déplia alors au-dessus des partitions, des revues, des crayons et des piles de papiers le plan d’un bâtiment. « Est-ce qu’il serait possible d’avoir davantage de lumière, je vous prie ? » Il régnait une odeur de poussière et d’humidité mêlées. « De la lumière ? Bien sûr… » Olsen était gêné. « Ça manque de lumière ici ! » Il alluma la mèche d’une autre bougie. « Il faut m’excuser, mais le courant pour l’instant est… - Il ne faut pas vivre comme ça, Maestro. Un grand artiste ne doit pas vivre comme ça !- Oh, ce n’est rien » dit Olsen. Neill porta son doigt manucuré sur le coin gauche du plan et décrivit un cercle. « Voilà à quoi ressemblera votre palais des concerts. – Je n’ai pas besoin d’un palais, une salle suffira.- C’est comme vous le souhaitez. Il y aura aussi un studio d’enregistrement. – Oh, non, je vous en prie. Pas d’enregistrements. Et pas de photographies. L’instant seul suffit. » L’architecte, figé sur place par déformation professionnelle, regarda le musicien. « Le temps est important, monsieur Neill. Que se passerait-il en effet s’il ne passait pas ? La musique doit s’écouler, monsieur Neill. » L’architecte se tut. Jeta un regard sur le plan. Approuva de la tête. Pourtant il ne comprenait pas, lui qui rêvait d’un Broadway sous Broadway, et qui aimait tant le spectacle. Mais puisque Olsen voulait que ce fût différent, pensa Neill, il faudrait en tenir compte. On devait respecter ses désirs. Il trouverait bien un moyen élégant pour contrer sa funeste modestie. « Malheureusement, dit l’architecte en montrant divers endroits sur le plan, nous n’avons pas encore vraiment terminé. Ne puis-je pas, une fois encore vous demander de repousser la date du concert ? – Nous nous contenterons du condo. « Neill avait tout tenté pour lui chasser cette idée de sa tête. Sous Bryant Park – c’était un des lieux de promenade les plus beaux de midtown, le gazon était semé entre des façades de verre concaves où se reflétaient les énormes bâtiments de l’époque fondatrice, blanc gris et brun clair, derrière la Public Library West 42nd St. et 5th Avenue… quand le soleil brillait des centaines de chaises étaient dressées sur la prairie et quantité d’employés en costume ou en complet veston venaient y goûter la chaleur, déjeunant sur leurs genoux… ignorant ce qui se passait sous eux – car sous Bryant Park donc, il y avait une grotte naturelle. Plusieurs centaines de sans-abri s’y étaient réfugiés. On pouvait avoir de l’eau par les installations d’arrosage, et des ampoules électriques étaient vissées tout le long des couloirs d’égouts. Quand Olsen en avait entendu parler il avait aussitôt imaginé qu’on pourrait y donner un concert. Tout le sol de Manhattan s’était mis à chanter à ses oreilles. « Et les clefs ? » demanda-t-il alors.
L’architecte revint sur ses pas, se pencha, tira la fermeture éclair de sa sacoche et en sortit une petite boîte en carton. « C’est cela que vous voulez ? » demanda-t-il en l’ouvrant. Olsen se pencha en avant. « Laissez-moi voir. » Neill lui tendit une des clefs carrées. « Il y en a combien en tout ? » demanda Olsen. Neill jeta un regard sur sa sacoche : « Je vous en ai trouvé cinq cents. Ça suffira ? – Oh, bien sûr ! Vous n’avez aucune idée du service que vous nous rendez ! – Maestro, c’était la moindre des choses. »Bild-084-Bryant-Park Il regarda sa montre. « Ah, il faut que je reparte, dit-il. – Vous viendrez, dit Olsen, on vous verra ce soir ? – Comment pouvez-vous en douter ? À ce soir, donc, Grand Central Station, en bas près du métro. Et s’il y avait un quelconque contre temps, euh vous savez que je suis là. – Au revoir, Monsieur Neill. »


Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chapitres 41-43.
>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

À peine le visionnaire était-il monté dans sa voiture qui s’éloignait sur le champ, que par-derrière, d’autres personnes s’approchaient de la maison.

[Chapitre 40 <<<< là.]

Bild-087-Vorhaengeschloss-Hof-HarlemTaliker ne pouvait pas les voir. Il attendit pourtant un petit moment. Suivant les indications de Duschkin il s’était également rendu à Harlem. Il eut le temps de me voir tourner au coin de la rue, mais il se résolut à accomplir d’abord la mission qui lui avait été confiée. On frappa donc à la porte donnant sur la cour, là où depuis des lustres des sacs-poubelle attendaient d’être enlevés. Cinq personnages dépenaillés, dont quatre de couleur, entrèrent dans la maison. Ne restèrent pas longtemps. Talisker respira lorsqu’ils ressortirent par l’entrée principale. S’ils avaient tous été là, il lui aurait été impossible d’exécuter son contrat. Y avait-il encore quelqu’un d’autre à l’intérieur ? Il hésitait. Ce n’était pas les cinq prévus. Ceux-là savaient ce qu’il fallait faire, chacun ayant les poches remplies de clefs. Après avoir descendu la onzième et toute dernière marche, ils se séparèrent : deux d’entre eux tournèrent à droite, deux à gauche, et le dernier partit tout droit. Et bientôt chacun s’en alla isolément, soit par le bus soit par le métro. On fit le tour de tous les recoins les plus écartés et les plus secrets de Manhattan, et partout les clefs furent déposées ; on les fit circuler sans un mot de main en main, elles tombèrent dans des sacs de Bowery derrière des tonneaux calcinés, devant des caisses de bois de Chinatown qui sentaient le poisson et le raifort, elles furent emballées dans des Afgans Verts d’East Village, dans des sacs en papier du Deli’s de Murray Hill, et elles disparurent dans les poches de voleurs au cœur de Financial District. Même si on n’avait pas encore en main une de ces clefs qui ouvraient les issues de secours du métro, on était assuré de pouvoir pénétrer sous la terre à la tombée de la nuit. Lorsque la police prit massivement position à la gare, on se résigna à prendre le chemin des égouts et des couloirs souterrains. Il fallait d’ailleurs éviter que cette débauche d’instruments de musique n’attirât l’attention, d’autant que l’année précédente les magasins de musique avaient été systématiquement pillés, non seulement à New York City mais également dans toutes les villes comprises dans un large rayon englobant Philadelphie, Boston et Albany, et ces merveilles sonores avaient ensuite été rapatriées vers New York, sans qu’aucune n’apparût chez un receleur. Il était certain qu’en allant moins vite on aurait pu éviter que l’information ne se répandît, mais on aurait alors couru le risque de rater le premier coup de baguette que Chopstick allait frapper sur le haut du pupitre pour faire silence.Bild-088-Hof-Harlem

Olsen avait repris place dans le fauteuil, enveloppé de son plaid. Il le tira très soigneusement autour de ses hanches douloureuses et reprit sa partition et sa baguette. Pendant sa lecture il dessinait dans l’air de petites formes imaginaires. Olsen chantonnait mais il ne savait pas fredonner. Il chantonnait à voix haute. Ainsi ne put-il entendre le glissement des pas de Talisker dans le couloir d’entrée. Moi non plus je n’entendis rien. Des airs de samba m’avaient attiré dans la partie espagnole de Harlem. En chemin je constatai qu’il allait se remettre à pleuvoir. Les premières gouttes commencèrent à tomber. Les laques colorées qui éclataient sur les façades basses des maisons en ruine s’affadissaient dans la lumière devenue grise. Des rafales intermittentes mais froides soufflaient en provenance de l’East River. Il s’agissait de perturbations intempestives tout à fait provisoires. Pourtant, sous les nuages, la brume claire trouée à l’horizon par les lointains gratte-ciel tournés vers l’Atlantique, engageait déjà un discours qui n’admettait aucun compromis. On vit aussitôt s’installer aux coins des rues les premiers vendeurs de parapluies. Un jeune garçon renversa la tête en arrière pour attraper les gouttes avec sa langue. Il serait presque tombé à la renverse si, de la paume de la main droite, sa mère ne lui avait soutenu le dos.
Bild-089-Harlem-SchlingeJ’avais traversé un terrain vague calcaire entouré de barbelés ; à la clôture de trois mètres de haut on avait accroché une corde. Son extrémité formait une boucle prête pour une pendaison. Impossible de la décrire autrement. Tout au fond des immeubles brun foncé et blanc sale. Puis enfin un quartier animé. 116th St. : la Lui Munios Mari était pour le Barrio ce qu’était la 125th pour le Black Harlem ? On y voyait des Indiens, des Métis, des Portoricains, debout devant une cuisine à ciel ouvert qui fumait en direction de la rue. Burritos, boudins, rondelles de pomme de terre croustillantes. Calamari. Les gens se donnaient entre eux du Caballero, se poussaient du coude, mangeaient penchés sur des assiettes en carton en buvant des jus de fruits. Même les Noirs parlaient espagnol. LA PATRIA ES VALOR Y SACRIFICIO ! Cours d’entrée, arrière-cours, teinte brune des immeubles de vingt-six à vingt-huit étages, une fenêtre déprimante suivait l’autre, et entre deux on avait glissé des débris de briques badigeonnés, les escaliers de secours étaient dévorés par la rouille. Parfois un tas se levait du sol et se transformait en être humain. Il marchait en boitant. S’esquivait. S’engloutissait. Trois d’entre eux tenaient des violons. Ils répétaient derrière la grille, c’était incroyable, c’était Mozart. Je m’arrêtai, saisis les mailles dures et glacées du grillage et me rapprochai. Petit champ de foire désert, mort. Jardin d’enfant miniature. Dans l’arbre un King Kong en paille. Il m’était déjà arrivé de surprendre des gens en train de manger, et là soudain, je vis un petit bout d’os blanc crème entre les lèvres d’une femme d’un noir mordoré. Bâtiment plat, tout en longueur, ceint d’un mur de plaques de béton, lui-même redoublé d’une clôture surmontée de rouleaux de barbelés. À deux pas, toit pointu d’un bâtiment de bois en forme de maison, c’était l’église : planches couleur sable, très soignées, entrée à petites colonnades et auvent clair. Forts rythmes latins. Des enfants ou des femmes versaient des larmes, poussaient des cris ; tout cela porte fermée. Un homme hurlait de rage, criait sa misère, comment savoir ? Dans une rue adjacente le téléphone pendait à son fil Carriole de hot dogs, on posait un panneau. HEBREW NATIONAL THE BEST OF IT. Un parapluie était posé sur un emballage de papier. Léger clapotis des gouttes sur l’objet oublié. Et entre les gratte-ciel habités, des tours classiques : dômes dans le lointain. Des hélicoptères comme des mouches passaient au-dessus ou se glissaient au milieu.

Jesu Dijo: Yo soy el camino. La Verdad Y la Via.Bild-090-Harlem-Basketball

Délicatement Talisker avait poussé la porte. Elle était tellement voilée qu’on ne pouvait plus la fermer. À travers le sombre corridor on n’entendait que la voix d’Olsen qui chantonnait. Il flottait une odeur de vieillard et de cheminée morte depuis des années. Talisker sentit du sable craquer sous ses semelles. Le Maestro, plongé dans sa musique, dormait la tête en avant. Même dans son rêve, sa main gauche continuait à dessiner des rythmes, des bouts de mélodies. Elle se levait et s’abaissait dans un mouvement de vagues chaudes ; sa main droite reposait sur la partition. C’est pourquoi elle ne glissait pas de la couverture posée sur ses genoux. Après l’épreuve du coup de feu, il en alla autrement. La main ne se contenta pas de glisser, elle s’effondra. Mais pas le Maestro. Il resta assis dans la même position. La main glissa simplement le long du corps et pendant un quart de seconde elle se balança, effleurant son bassin et le bois de la chaise. En dehors de la détonation et du froissement de la partition, il n’y avait eu aucun bruit. Talisker était debout, tendu, dans la pénombre jaunâtre, rais de lumière durs devant les fenêtres où dansaient des grains de poussière. On n’entendait plus chantonner. Fermer les paupières. Écouter. Une bête. Il s’était écoulé à peine une minute. À Harlem on ne prévenait la police qu’en cas d’urgence. Elle venait bien assez souvent d’elle-même pour maltraiter des Noirs.
Une profonde fierté envahit l’assassin. Il aurait aimé jouir encore un peu du spectacle. Mais il ne voulait pas en rajouter dans la tension. Il quitta la maison avec entrain. Personne dans la rue. Ah si, là-bas, mais assez loin une femme. Il aurait pu tirer sur elle. Personne ne le connaissait ici, l’affaire n’aurait eu aucune suite. Il lui offrit pourtant la vie en raison de la même conscience de sa liberté qui l’avait amené à prendre celle d’Olsen.Bild-091-Harlem-Abendrot


Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chapitres 44 à 47.
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Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

La ligne 4 m’amena à midtown.

[Chapitres 41 à 43 <<<< dort.]

J’aurais pu faire demi-tour à pied pour le seul plaisir de marcher et j’aurais pris ensuite les lignes directes. Mais il s’était mis à pleuvoir à verse et ma promenade n’aurait eu aucun agrément. Je songeai qu’une douche brûlante me ferait le plus grand bien. Dans le métro il me vint à l’esprit que je devais me préparer convenablement pour cette occasion solennelle, et donc me procurer un smoking, avec gilet et nœud papillon. Je n’avais rien emporté de tout ça. Je devais les trouver de toute urgence. Connerie de temps. Au lieu de changer de rame je continuai jusqu’à Fulton St. À mes côtés, debout, un cop en rajoutait dans le sérieux, la main droite posée sur l’étui de son Glock 17 semi-automatique, aucun sourire. Pourtant son origine sud-américaine lui avait conservé un côté païen : il ôta sa casquette et je constatai que dans la bande de soie anti-sueur il avait inséré de petits clichés : photos de sa femme, de ses enfants et images pieuses de saints. Cette petite attention me le rendit un tantinet sympathique.
Bild-097Je pris de nouveau la mauvaise sortie : quand on n’avait pas l’habitude du métro on pouvait facilement se perdre dans les directions. D’autant que le pont de Brooklyn aspirait toute la circulation dès sa sortie. Les maisons en direction de Wall St. et de White Hall, et donc direction Bay, étaient dans la pénombre d’une lumière mêlée de pluie, forteresses issues de films fantastiques : les nuages frottaient leurs masses aux tours du World Trade Center, des déchirures se produisaient en accrochant les sommets. Rares étaient les gratte-ciel qui découpaient la chair ferme des nuages. Et là-haut, les blessures béantes se cicatrisaient en quelques secondes pour former de minces franges de tulle qui lâchaient leurs averses : ces cornes d’abondance déversaient leurs flots, s’ouvrant comme si l’eau accumulée s’abattait d’un coup dans les cañon artificiels de la ville. J’étais déjà trempé jusqu’aux os. Des rafales balayaient les carrefours, les abîmes des rues amplifiaient la vitesse du vent : quand le souffle était freiné, il se glissait ailleurs, si bien que les courants devenaient deux à quatre fois plus rapides, et perçaient sans difficulté tous les manteaux.Bild-096-Fulton-Fish-Market Vagues inutiles de parapluies. Ils étaient renversés, arrachés, retournés, déchirés. Les voitures n’éclaboussaient pas les passants, elles les submergeaient de leur ressac écumant. C’est alors que je tournai enfin dans la zone piétonne de Nassau Street avec ses boutiques de vêtements et d’électronique bon marché, et je me mis à longer au plus près les murs de maison basses, souvent en briques, parfois en béton, avec leurs dais de toile et leurs vitrines qui se proposaient de combler tous les vœux. Tarek Idris – l’Égyptien chez qui je me procurai mon habit de soirée – me parla longuement d’un saint homme, un prophète, qu’il vénérait… et il sortit de sa réserve un livre écrit en arabe. Comme tous les ouvrages rédigés dans une langue sibylline, il s’en dégageait l’espérance d’une illumination. Je pus m’en assurer en passant la paume de ma main sur la reliure. L’Égyptien sourit en voyant mon geste. Puis il me vendit le costume et se garda bien (du moins je crois) de m’arnaquer. Oh, il ne s’en priva pas tout à fait car, somme toute, son honneur était en jeu. Et le mien aussi.

Bild-095-Strasse-gezogenem-MuellsackC’est Martha qui entra par derrière. Mais on aurait eu du mal à la reconnaître dans sa robe africaine, merveille de couleurs qui la recouvrait des jambes aux épaules, la tête coiffée d’un foulard. Son garde du corps la suivait à distance. Ici, c’était une princesse. Son visage de stéatite incarnait la fierté de générations successives, et malgré la pluie elle avait traversé le quartier misérable ; elle revenait d’une visite chez la mère de Dembang. Elle n’était pas venue apporter la consolation mais la promesse d’une vengeance. Des murmures l’accompagnaient sur son passage, car elle portait les espoirs des populations noires et incarnait leur volonté de justice. À la différence d’Olsen qui l’avait souvent observée – mais l’inverse était aussi vrai !- elle était entièrement immergée dans les affaires du monde, était mère de deux enfants, savait langer les bébés, éplucher les légumes, et était experte dans l’art de reconnaître les coquillages comestibles. Elle couchait avec des hommes, chantait admirablement et le dimanche on était au bord de la pâmoison lorsqu’elle se lançait dans les gospels. Elle savait manier le fusil. Elle avait déjà tué son homme : to kill one’s man, comme on dit en anglais. Cela ne l’empêchait nullement de louer ses services à un Blanc et de diriger l’établissement à son profit ; c’est de là qu’elle dirigeait les femmes.
La veille elle n’avait pas vu Talisker. Et la belle Joanne, pressée de questions, n’avait pas révélé qu’il était resté un moment dans la salle de spectacle et qu’il s’était retiré en compagne de Clarissa. Martha ne pouvait donc pas le reconnaître. Elle commença à avoir des soupçons quand elle vit la porte grande ouverte. Le Maestro avait coutume de tout laisser fermé. Il ne libérait ses forces intérieures qu’au concert. Martha demeurait sceptique lorsqu’il évoquait la révolution par l’art, mais elle avait le plus grand respect pour ses idées. Elle aimait également chez Olsen cette absence totale du sens des réalités qui lui avait permis de survivre, ainsi que son authentique modestie. Elle admirait passionnément la vanité de ses efforts. Car s’il n’y avait pas eu d’hommes de cette trempe, pourquoi une femme comme elle aurait-elle combattu ?
Elle leva le menton, son garde du corps arriva en courant. Elle monta les marches derrière lui. Olsen effondré dans la lumière blafarde. Il gémissait doucement au creux de son fauteuil. Inutile de préciser qu’il continuait tout simplement de rêver. Il faisait si sombre qu’on ne trouva pas tout de suite la blessure causée par la balle. Sans un mot Martha montra des couvertures. Puis elle prit son élan et défonça les planches de la fenêtre à coups de pied. Elle siffla. Personne n’avait entendu le coup de feu, mais en un instant la moitié des habitants fut dans la rue. Rapidement le Maestro, qui respirait encore, fut enveloppé dans les couvertures et, avec mille précautions, dix-huit mains le soulevèrent et on lui fit descendre les marches, on le porta dans l’escalier d’une maison proche, quelques coups d’œil aux carrefours, puis la porte fut claquée et les rideaux tirés.Bild-092-Harlem-HofLorsque j’entrepris de gravir les marches étroites du STAR HOTEL, je n’avais encore aucune idée de ce qui m’attendait. Dans le couloir de l’étage on voyait des flaques d’eau. Entre-temps, le bureau avait été déménagé, il n’était même pas fermé, à quoi bon en effet ? On avait tout recouvert de bâches en plastique, elles étaient déjà trempées, souillées de graisse et couvertes de morceaux de brique. On avait arraché les cartons goudronnés et cassé le béton. On en avait sans doute déjà fait de même en haut, car du deuxième étage dégoulinait une sorte de ruisseau. Avec tristesse je jetai un regard en direction de la salle de bains ; je n’allais peut-être pas avoir droit au plaisir de la douche. Dans la pièce voisine on entendait la radio ; une chose était sûre, la souillon habitait toujours ici. C’est alors que j’aperçus ma porte enfoncée. Quelqu’un avait fouillé dans mon sac à dos. On ne s’était même pas donné la peine de dissimuler l’effraction. Mes affaires étaient en vrac sur le lit. On n’avait volé ni mon walkman ni mes objets de valeur. La mallette, bien sûr… ! Je l’ouvris. Seules les deux photos manquaient. Et l’enveloppe où se trouvait le pistolet était vide. Quant à savoir si on m’avait volé de l’argent, il était difficile de le voir au premier coup d’œil. Oui, les liasses avaient bien été sorties de l’enveloppe, mais elles étaient toujours là. Je me précipitai sur la porte voisine et je me mis à cogner comme un sourd : « Oh là ! Oh là ! C’est bon, mec ! » La souillon traîna les pieds, les mèches en désordre, la porte s’ouvrit dans un grincement paresseux. Elle se montra dans l’entrebâillement, les bas nylon descendus aux genoux, chaire blanche spongieuse au-dessus des cuisses. Elle éructa bruyamment, jamais je n’avais entendu un rot pareil. Le contenu de mon estomac me monta aux lèvres. « Quelqu’un est-il venu ici dans la maison ? » Et quelle odeur ! « Va te faire foutre, connard. » Je lui poussai la porte dans les nichons ; mous comme du caoutchouc ils gardèrent la forme du choc. « Hé, mec, qu’est-ce qui te prend ? » Je l’obligeai à me décrire le visiteur ; C’est ainsi que je pus reconstituer ce qui s’était passé.
Il est merveilleux de constater à quel point s’occuper de soi est apaisant. De toute façon je devais absolument me rendre au concert pour essayer de protéger le chef d’orchestre contre une agression de Talisker. Je me dirigeai à grands pas vers la douche, je frottai les marques laissées par les semelles des chaussures, et durant de longues minutes je fis couler sur moi une eau brûlante. Une épaisse vapeur emplit la cabine de douche. Serviette autour des reins, frisson dans la nuque, sous le bras droit ma trousse de toilette, je revins dans ma chambre. M’habillai. La chemise d’hier placée à la fenêtre sur son cintre, je humai, oui, bon, ça pouvait passer. Je fis mon nœud de cravate. Regard dans l’avenue… Attends, mais dis donc… j’étais stupéfait, je repris mon souffle : Talisker !

Bild-098-Moley-Pub












Il pénétra dans le Moley Wee Pub à côté du Gardenia Deli. Trois types sanglés de cuir l’accompagnaient ; Bien qu’il ait été surpris par le mauvais temps, il était d’excellente humeur. Les trois loubards s’étaient abrités de la pluie et du vent au rez-de-chaussée de Penn Station où Talisker sortant du métro les avait dénichés devant une boulangerie. Il leur fit signe d’approcher. « Tenez, si vous voulez gagner de l’argent… » Donna 20 $ à chacun. Éblouis, ils fixèrent les billets. Ils le suivirent dans un bruit de ferraille. Même dans les flaques, les fermetures métalliques de leurs bottes cliquetaient. « Quelle vacherie de temps ! » jura Talisker, lorsqu’il pénétra dans le pub, contrefaisant un léger accent irlandais.
En réalité, y avait pas là de jolie Moley. Le barman, roux jusqu’aux oreilles, ne fut pas impressionné par la flagornerie linguistique de Talisker ; il esquissa un simple tiraillement de la joue gauche. Mais Talisker perçut parfaitement sa réaction. C’était décidé : maintenant ils se reverraient souvent. Les jeunes brutes de leur côté furent totalement insensibles à ces petites variations du sismographe humain. Dès qu’ils eurent la Smithwick devant eux, Talisker leur expliqua que Mr. Thimble se présenterait à onze heures et demie du soir devant LEGZ DIAMOND’s et qu’il aurait de l’argent plein les poches. Plutôt amusé par les multiples gestes de violence de ces provocateurs, Talisker goûta la stout du bout des lèvres. Il en profita pour lorgner le barman par-dessus son verre. Il essuyait des bocks. Puis la porte s’ouvrit et j’apparus dans l’embrasure. Nous nous regardâmes dans les yeux. Talisker comprit. Un sourire se coula sur ses lèvres. J’avais évidemment perçu la présence des hommes de main, mais je n’avais pas été assez clairvoyant pour les associer immédiatement à Talisker. Ma réaction ne fut pas assez rapide. J’aurais dû tout de suite faire demi-tour, claquer la porte derrière moi et m’enfuir à toutes jambes. Mais je restai sur place. Restai là et le fixai du regard. Il ne se hâta pas. Tira lentement son porte-monnaie de sa poche arrière. Le barman se pencha en avant, cessa de frotter les verres, tint fermement le bock entre ses mains avec le torchon, appuya ses coudes sur le bar, et à son tour me regarda. Lui aussi arborait un sourire. « Encore un ? » demanda-t-il à Talisker, posant ainsi la première pierre d’une amitié qui allait durer toute la vie. Mais l’autre, ce qu’il posa, c’est simplement trois billets de cent dollars sur le bar. Ceux qu’il avait volés tout à l’heure dans la mallette. « Gagnez vos billets, les gars », dit-il.


Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chapitres 48 & 49.
>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

Sky se tenait toujours à l’abri des maisons, rasant les murs.

[Chapitres 48 & 49 <<<< là.]

Passant tout droit jusqu’à Park Avenue et remontant vers Grand Central, il ne fut pas trop mouillé. Car la pluie avait repris. De toute façon il était couvert de boue et il n’y aurait prêté aucune attention. Son œil enfoncé le harcelait de ses élancements douloureux, mais il crachait tout ce qu’il pouvait quand il avait trop mal. Il voulait traiter la douleur par le mépris. Elle s’arrêterait bien un jour ; il suffisait d’être plus patient qu’elle. C’est d’ailleurs ce qu’il expérimentait avec sa main. Il ne la sentait absolument plus. Bientôt il en serait de même pour son œil ; il ne voyait plus de ce côté-là tant la paupière avait gonflé et tout était peut-être en bouillie. Il sentait que quelque chose n’allait pas à son genou droit : il marchait de côté en boitant car il ne voulait plus se plier ; il aurait pu traîner sa jambe derrière lui mais elle était totalement raide. Puis une articulation craqua et sa jambe se replia comme un couteau. Sky eut bien du mal à rester debout ; quand il perdait l’équilibre il s’appuyait contre les murs pour éviter la chute. Quoi qu’il en soit, il lui était difficile d’avancer à une allure normale. Il était surtout furieux qu’on lui ait volé sa clef carrée, sans doute Jim pour que sa bande trouve un passage dans les tunnels vides du métro. Il n’en avait jamais eu auparavant, il l’avait reçue le matin même de la main de Carl, l’homme à une seule oreille, que les habitants souterrains nommaient Old OneEar Chambers parce qu’il logeait sous Chambers Street. Ce vol obligeait Sky à effectuer tout le trajet jusqu’à la gare en empruntant les voies supérieures.Bild-102 Plus il allait, plus il s’étonnait du costume qu’il portait. Les chaussures surtout le stupéfiaient ; qu’est-ce qu’elles étaient belles ! Il avait beau chercher dans sa mémoire, il ne se rappelait pas en avoir jamais porté de semblables. Au fait, c’était dangereux de porter des trucs pareils ; il allait falloir les cacher et les remplacer par ses bottes habituelles… enfin, il se disait que de temps en temps il les ressortirait, il les ferait à son pied et il irait peut-être se promener un peu, flâner du côté d’Union Square, fièrement, et il achèterait une glace si un client du Park Café lui filait un dollar. Ce pavillon était si beau avec ses lumières éblouissantes. Quelle élégance ! Normalement ce lieu le dégoûtait un peu, mais là soudain, il devenait presque familier ; C’était une sensation nouvelle. Il avait l’impression s’avoir des souvenirs qui ne lui appartenaient pas. D’habitude tout cette solennité, ces belles manières l’exaspéraient, et Sky savait très bien pourquoi, quand il se rappelait l’endroit où il était né et la façon dont il avait été expédié vite fait dans le caniveau. Pourtant il avait fait des efforts pour en sortir. Il avait fait des boulots, après sa sortie des condos. Pendant plus de cinq ans il avait trouvé à se caser dans le bâtiment. Mais ils lui avaient pris sa femme. Oui, oh, le lien s’était brisé de tout façon le jour où il l’avait tabassée ; qu’est-ce qu’elle avait besoin aussi de brailler tout le temps contre lui ? Ils avaient placé un moment la petite dans un institut. Puis il avait fini par chasser de sa turne cette chatte en chaleur, quand elle était partie il lui avait jeté une chaise de cuisine en plein dans le dos, alors elle était revenue avec une voiture de police et un tel nombre de flics qu’il avait dû se faire la malle. Comme il voulait emmener la petite, elle s’était mise à crier, et c’eût été trop risqué de lui claquer le beignet, sans compter que ça n’aurait rien arrangé. Il s’était alors glissé une seconde fois dans le tunnel, mais désormais il était en fuite et il avait pris soin d’éviter l’endroit où les condos étaient installés. Mais Jim le retrouva. Il le chassa. Il n’avait vraisemblablement rien su de ce qui s’était passé entre Gala et lui. Et puis elle avait passé l’arme à gauche. Qui sait, peut-être qu’elle lui avait tout dit. Comment elle avait pu se procurer du crack, ça, elle ne l’avait pas avoué. Hank avait raconté que Jim, lui, était resté pendant des jours sur son corps,Bild-105-abwaerts la protégeant des rats et des voleurs. Et puis Beau les avait retrouvés tous les deux, le vivant et la morte, et les gens de Transit Authority avaient été obligés de les traîner jusqu’à la lumière du jour ; en pleurant, Jim s’était cramponné à sa bien-aimée en état de décomposition avancé et il n’avait pas accepté de s’en séparer, affirmant qu’il se serait volontiers laissé bouffer par les rats plutôt que de la lâcher. Sky le comprenait parfaitement. C’est sans doute la raison pour laquelle il n’avait pas esquivé les coups tout à l’heure : car lui aussi souffrait de l’absence d’un être cher et il était seul et il n’aspirait à rien d’autre qu’à retrouver sa Carlita, sa petite fille, qui de sa vie n’avait jamais eu peur de personne au monde sauf de son père. Elle le craignait encore et la nuit elle en faisait toujours de cauchemars. Mais Sky ne s’en doutait pas. S’il l’avait su il n’aurait de toute façon rien compris.

Il passa devant Martha lorsqu’il se glissa dans le gigantesque hall de marbre de Grand Central Station. Splendeur illuminée de lustres en cristal style rococo éclatant palais de beaux-arts fantaisie arrondie aux dimensions monumentales kiosques avec guichets de bois rouge le tout bricolé en nef de cathédrale. Les étoiles peintes au plafond pesant des tonnes observaient en bas les allées et venues des fourmis humaines et la foule des têtes. C’est ainsi que Dieu regarde lorsqu’il a l’intention de faire des morts . De loin en loin se dressaient des lumières halogènes, des haut-parleurs et des centaines de cops. Ils grouillaient en taches noires, éclairs d’argent, décorations, bleu foncé des armes étincelantes. Dehors déjà la houle de la circulation était devenue presque insupportable dans sa folie écervelée. Sky avait pénétré avec méfiance. Aux aguets il avança plié en deux pour se glisser à l’intérieur de la masse. Mais que voulaient donc tous ces policiers ? Des parkings entiers de voitures de patrouille du New York City Police Department avaient cerné le bâtiment, ce n’était qu’éclairs et éblouissements de lumières bleues et rouges véritable feu d’artifice horizontal. Cet état d’alerte, pourquoi ? Les embouteillages, c’était clair, dès le bout de la rue, jusqu’à l’endroit où Park Avenue se divisait en passages souterrains et en rampes aériennes serrant comme des bras les flancs de la gare plantée au beau milieu. Klaxons impatience nervosité. Comme si Times Square s’était transporté ici des deux côtés de la 42nd St. Aux abords de la gare aussi : comme si Clinton était en visite, et qu’un deuxième Lee Oswald visait d’en haut à partir de quelque fenêtre brisée. Les faîtes des toits atteignaient des hauteurs vertigineuses. Le ciel était traversé par les pointes décorées de Chrysler de Seagram de Rockefeller. Le building du Met Life. Des hélicoptères.
Martha n’avais jamais pensé qu’un concert pouvait avoir autant d’importance que la lutte armée et elle en fut au moins aussi étonnée que Sky. Il ne la reconnut pas, mais elle, si. Elle avait échangé sa parure de princesse africaine contre un costume gris de femme d’affaires. Son col montait très haut et lui enserrait le cou ; c’est à ce genre de détail qu’on devinait ses origines aristocratiques. Alors la femme s’avança fièrement rehaussée par les talons de dix centimètres de ses chaussures rouges en peau de serpent, fit deux ou trois pas en direction du sans-abri, hésita, fit encore un pas, puis s’arrêta. Les coups avaient complètement transformé Meissen – enfin, peu importe son nom. Il n’était plus lui-même. Cet autre qu’il avait appelé l’avait expulsé de son moi et l’avait fait entrer de force dans l’autre. Martha s’en aperçut tout de suite. Tout ce que l’on pouvait encore faire pour cet homme était de lui donner quelques dollars. Elle fouilla dans son petit sac de luxe, elle portait des brillants dans ses cheveux ramenés vers l’arrière. Elle aurait pu faire bonne figure en société. Mais elle portait en elle un deuil ancien, le chant de la brousse de la Shona ; elle rêvait parfois qu’elle vivait au Zimbabwe, au bord de cette Sabi River qu’elle n’avait jamais vue. Son coup d’œil était inné comme le jazz et le blues. Lorsqu’elle plaça le billet dans les pattes de Sky, elle le toisa avec hauteur. Elle ne ressentait aucune pitié pour la misère, ça la mettait mal à l’aise, et elle détestait ça. Quant à Sky, il fut profondément bouleversé par cette apparition soudaine. Suivit la Noire des yeux. Son allure, sa démarche. Et toute cette insolence. Les hanches hautes se balançaient. Il ne pouvait souffrir les Noirs. C’est sûr, le type avec lequel Kim s’était barrée était évidemment un Noir. C’était de la faute des Noirs quand on ne trouvait pas de travail ou qu’on perdait son job. Les Noirs et les services sociaux. Les gens de la HRA correspondaient en tous points à ce que le père d’Angel martelait à ses enfants, à tel point d’ailleurs que la nuit les enfants ne criaient plus. Aux chiottes les Noirs et les travailleurs sociaux ! Et il n’avait cessé de le répéter tout son saoul. Les Noirs c’est rien que des Noirs, les coups c’est tout ce qu’ils méritent, les social workers c’est pourris et compagnie. Alors, pourquoi cette Noire-là justement lui donnait-elle de l’argent ? Il avait presque hésité à l’empocher, il y avait sûrement du louche là-dessous, ça sentait à tous les coups le truc pas clair ; possible que Jim ait un lien avec tout ça, non ? Mais ça dépassait l’entendement, et il glissa le billet dans la poche arrière de son pantalon. Il y avait eu les chaussures, puis le costume et maintenant les 20 $. Drôle de journée. Mais on n’avait pas le temps de s’étonner, car Sky remarqua que les regards de trois cops se détournèrent de lui à l’instant où ils allaient l’aborder. Un de ses compagnons de misère avait atterri sous leurs matraques, et ça dura longtemps, une heure au moins. Un intestin fut touché. Simple hasard que l’affaire ait éclaté à ce moment-là. Il s’était sans doute fait remarquer et lorsqu’ils avaient voulu écarter le corps ils y étaient allés de leurs matraques. C’est pour ça qu’il y avait du sang partout. Sky n’avait aucune envie de finir comme ça, même si les coups étaient la raison d’être des cops. Il préféra se retirer à l’écart. En quelques regards il avait jaugé la situation : impossible de parvenir au rendez-vous dans le sous-sol sans se faire remarquer. Personne ne pouvait passer pour l’instant ; même les riches ne pouvaient entrer, ils étaient refoulés par les policiers. Des gens en pelisse protestèrent, des femmes en manteau d’un blanc de rêve attendaient, et au beau milieu des clochards s’entassaient les uns contre les autres tandis que des voleurs débutants profitaient des circonstances pour s’exercer. Portés à bout de bras, des instruments de musique dans des étuis noirs flottaient au-dessus des épaules : violons violoncelles trompettes hautbois. Ça aurait pu être des fusils, il y avait trop de monde pour tout contrôler. Quatre clochards traînaient une batterie à travers la foule compacte. On ne pouvait accéder qu’aux premières marches de marbre, larges comme des débarcadères ; personne ne pouvait descendre. Annonces dans le haut-parleur. L’étage d’accès était fermé pour aujourd’hui, il s’agissait d’une mesure d’urgence, alerte à la bombe. C’était du moins la version officielle. À peine la voix avait-elle terminé qu’on entendit des cris. N’importe qui pouvait déclencher un mouvement de panique. On déclara qu’on allait fermer la gare. « Quittez le bâtiment en bon ordre », dit encore une voix, il n’y avait aucun danger imminent. Mais il était déjà trop tard, la masse pressée se cabra par endroits, accumulant toute l’énergie des gens qui voulaient fuir, des petits groupes affolés se tordirent en tous sens puis se dispersèrent comme des étoiles, on ne voyait que des têtes. Dans le ciel d’hiver, seule la nuit là-haut demeurait glacée, indifférente. On déclara que la circulation des trains était interrompue pour aujourd’hui et qu’on ne devait pas prendre le shuttle; on avait bloqué les couloirs qui menaient à la ligne F, et on entendait des sirènes au dehors… venaient-elles d’en bas ? La foule ne cessait de se serrer, s’écrasait par endroits, se cognant aux autorités, policiers barrières boucliers. Sky parvint à s’en tirer, son genou craqua de nouveau, il se cramponna à une rampe d’acier pour rester debout. Mais qu’est-ce qu’il lui arrivait bon Dieu ? Il se laissa glisser le long du mur, s’accroupit et voulut remonter son pantalon sur le côté gauche pour vérifier. « Vous ne devez pas rester ici, levez-vous ! » L’homme était un policier mais il avait l’air sympathique. « Faites un effort. Vous voyez bien que c’est grave ce qui se passe ici. » Il fixa les chaussures d’Angel d’un long regard muet et résigné : ce pauvre homme, pensait-il, n’est pas à la rue depuis longtemps, comme c’est dommage pour ce type ! Tous les ans il observait la montée de la misère avec une immense pitié. On effectuait des actions de nettoyage, on emmenait ces pauvres hères hors de la ville, mais ça ne résolvait pas le problème, les indigents finissaient par se méfier et s’enfonçaient toujours plus profondément dans les entrailles de la ville. Est-ce qu’ils avaient des enfants là-dessous ? Et si oui, est-ce que ces enfants apprenaient jamais ce qu’était un rayon de soleil, un marronnier en fleurs ? Voilà les questions que se posait l’officer Villa de Belmont, Bronx. Quelle était l’espérance de survie des humains qui végétaient sous la terre ? Est-ce qu’ils croyaient aussi en Dieu ? Et Dieu lui-même, connaissait-il l’existence de ces taupes humaines ? L’officer aida Sky à se relever ? « Où avez-vous mal ? » Mais Sky refusa la main qui s’offrait à lui ; il ne supportait pas que les cops le touchent. Ne parlait pas à des Noirs, ni à des travailleurs sociaux, et encore moins à des cops. Cracha. Poussa même le flic légèrement et l’autre ne réagit pas impuissant sans défense, il vit le clochard s’éloigner en boitant et disparaître dans la foule le long des murs lisses des gratte-ciel de la 42nd St. en direction de Library 5th Avenue. Pour aider de tels êtres il aurait fallu renverser tout le système et renoncer aux libertésBild-108 et aux opportunités qui avaient conduit ses ancêtres à émigrer de Pozzuoli. Il n’y avait plus qu’à Cuba qu’on espérait ces choses-là, et l’officer Villa le savait pertinemment. Les Russes eux-mêmes attendaient également que leur heure revienne. Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel





[>>>> Chapitre 51 (2ìeme partie.
>>>> en Allemand.
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Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

Un seul coup suffit à me mettre hors de combat.

[Chapitres 44 à 47 <<<< dort.]

Je ne me souvenais plus de rien. Mais je dus recevoir une bonne raclée car j’étais dans un sale état lorsque je me réveillai dans le caniveau de la 31nd St. Mon bassin me faisait horriblement souffrir. Il faisait déjà sombre. On avait posé des journaux sur moi ainsi qu’un épais carton, masse compacte comme du pain imbibé d’eau. « Eh, c’est pas un lieu pour dormir, ici ! » La matraque me transperça les côtes. « Lève-toi et dégage. » Je fis un clin d’œil au cop. Une bonne chose, il ne pleuvait plus à verse. Pour autant que je pouvais m’en rendre compte, même la bruine avait cessé de tomber. « Tu as entendu ce que j’ai dit au moins si tu ne peux pas te lever. » Il s’approcha. J’étais tellement anéanti que je ne sentais plus rien. Quelle heure était-il ? Je voulais, non, je devais aller au concert ! Fis une tentative pour me relever. Mais c’était impossible, le cop n’arrêtait pas de me tabasser à coup de matraque. Pourquoi ne protestais-je pas ? Pourquoi ne révélais-je pas ce qui m’était arrivé ? J’aurais au moins pu balbutier quelque appel à l’aide, j’aurais pu crier, expliquer que j’avais été victime d’une agression. Je ne fis rien de tout cela. Le cop n’arrêtait pas de frapper. C’était bizarre ! En subissant cette grêle de coups, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’enfin je faisais quelque chose de vrai… je ne souffrais pas réellement, enfin, seulement par moments, comme si les coups étaient étouffés : parfois un éclair me traversait, coup de matraque, puis aussitôt tout redevenait doux. Il parvint je ne sais comment à me saisir par la peau du cou, me redressa de force. « Disparais maintenant. Et fais gaffe que je ne te revoie plus dans le coin. » Résolument dressé, le géant se tenait là et me suivait du regard, sous le réverbère luisait l’insigne de sa casquette, le parfait gardien de l’ordre. En vacillant, je risquai quelques regards derrière moi, puis sur le côté, et je m’éloignai. Mon genou droit me faisait boiter. Voulus regagner mon hôtel. Quel hôtel ? Des jours que je n’avais pas vu un lit. Par contre je me souvins d’avoir remarqué un ruisseau qui dévalait les marches pour les nettoyer, vis une putain grasse, le blanc répugnant de sa chevelure sèche bouffant sur le sommet du crâne, non, je n’avais pas envie de penser à autre chose, je n’en avais pas le temps, mes rêves me suffisaient. Quelle heure était-il ? Ma montre avait disparu.Bild-099 De mémoire d’homme je n’avais jamais eu de montre. Mais je portais un costume. Qu’est-ce que c’était que ce costume ? Déchiré, trempé, boueux. Mais neuf. Des taches de sang, j’avais sans doute saigné du nez. Cravate tordue, une corde. Je ne me souvenais pas d’avoir jamais eu l’idée d’en mettre une. Je devais absolument m’extraire de ce cauchemar. Quelque chose venait se fixer autour de moi, comme le mauvais goût dans la bouche, le matin, un goût d’espoir, à l’instant où tu vas porter à tes lèvres ta première canette et que lentement tout redevient clair et que tu prends conscience de cette évidence : voilà, c’est ça la réalité. Collantes, durcies, les mèches boueuses de mes cheveux. Il faisait tellement froid à New York. Des lumières s’estompaient entre mes paupières, rayons couleurs saignements. Jim avait triomphé. Il lui avait fallu des semaines pour m’attraper. Et c’est alors qu’il avait frappé. Quand ils m’avaient accueilli à l’époque, dès le début, il avait été contre moi. Il avait juré de se venger quand j’avais pris la fuite. Je voyais encore son poing se diriger droit sur moi, je n’avais pas eu envie d’esquiver. Mon œil avait explosé. Comme si le blanc de l’œil t’était injecté dans le cerveau. C’est pour ça que j’avais mal. Je palpai la bosse. J’avais l’impression que le cartilage avait été touché, l’os en miettes. Jim me détestait parce que j’avais rejoint le clan. Et plus tard parce que sa Gala m’avait montré son sexe. Cette enfant de putain, il l’avait surnommée Gala, incroyable ! Et elle ne l’avait pas fait dans les condos mais dans la maison du meurtre. Ils nous avaient ramassés là et ils nous avaient emmenés dans cette saloperie de Fort Washington Shelter. J’avais rarement été aussi bourré, et cette pute à mes basques… mais si Jim la croyait, moi il ne me croyait pas. Il le faisait sans doute exprès, pour avoir encore une raison de vivre après tout ce temps passé ensemble. Ma main droite était couverte de bleus, je l’examinai à la lumière d’une vitrine. Horriblement bleue. Et qu’est-ce qui gonflait là, comme ça ? Mes ongles aussi me lançaient affreusement.
Ça remontait à tellement loin, cette histoire, que le type de la MTA m’avait prévenu. Ça c’était passé après qu’on soit allés à la chasse aux alligators avec Angel. Je n’avais pas eu envie de patauger derrière cette bête, et voilà qu’elle m’attrapait. C’était un vieux reptile énorme. Je ne me souvenais plus comment je m’en étais sorti, j’avais cru qu’il allait me dévorer la jambe. Elle était engagée dans la gueule du monstre jusqu’au-dessus du genou gauche. Emporté sur le dos, saisi aux épaules, l’eau des égouts qui m’arrivait aux mollets recrachait des morceaux de pain, au milieu de la boue, de la merde ; à un moment pourtant l’alligator relâcha prise, je ne sais pas pourquoi, je ne devais pas être à son goût ou il avait voulu simplement s’amuser, et, pour montrer ce qu’il pensait d’une pareille vie à Manhattan, il avait sursauté de tout son corps dans l’eau et la pisse. Angel prétendait qu’il avait ensuite poursuivi le monstre avec Profane. Et il était parvenu à le capturer : mais c’est comme si le monstre s’était servi de lui pour se suicider. Quant à moi, la bête m’avait lâché dans une conduite latérale, m’avait déposé là, recraché plutôt, puis laissé sur place, et j’avais dû ramper tout le long de la conduite, remonter, j’avais perdu ma lampe, seul le fusil était resté accroché dans son étui autour de mon cou. J’avais mal au-dessus du genou, jamais je n’avais eu un tel haut-le-cœur lorsque j’ouvris la trappe pour me couler dans une canalisation éclairée au loin par une ampoule poussiéreuse. Car c’est là que je tombai sur ce cadavre déjà grignoté par les rongeurs et qui semblait abandonné du monde. Je n’étais pas certain que ce fût un corps. C’était presque liquide. Et quelle puanteur ! Lorsque j’avais parlé de ma découverte, on en avait trouvé plusieurs autres. On dénicha même un ensemble avec lits tables et une chaîne stéréo ainsi qu’une sorte de cuisine. Et de l’autre côté, à deux pas, les cadavres. Tout bien compté il y avait une justice : ils mangeaient les rats, les rats les dévoraient. Pour nous défaire des rongeurs, je tuai un crocodile avec ma carabine et ils eurent de quoi manger pendant des semaines. Ces gens avaient une espérance de vie qui n’excédait pas quatre ou cinq ans, ils mouraient de fièvre ou d’un simple refroidissement qui dégénérait vite en bronchite, ils étaient diabétiques, et à la moindre blessure l’infection gagnait le corps tout entier. Ce n’est pas que j’éprouvais de la pitié. Mais ils me fascinaient. Officiellement on niait leur existence. John Denver qui travaillait à la surveillance m’avait fait visiter les sous-sols. Nous étions descendus plus bas que l’ALLIGATOR PATROL. Durant cette exploration, il m’avait affirmé qu’ils avaient une peau entre chaque orteil. Il avait raison. Il était très difficile de les apercevoir tant ils étaient discrets. Pouvaient plonger sans provoquer aucun remous, glissaient comme des ombres à travers les stations désaffectées. Ils émettaient pourtant des bruits étranges, qui imitaient l’écho des rames de métro à travers la terre, et c’était là leur manière de communiquer, leur langage : ils discutaient ainsi entre eux, s’envoyaient des messages, tu entendais tout d’un coup un chant de baleine, et avant même de t’en apercevoir ils t’avaient planté leurs dents dans les épaules. Johnny était persuadé qu’ils étaient cannibales, il les surnommait les CHDU-People, Cannibalistic Human Underground Dwellers, parce qu’ils mangeaient leurs morts, bien sûr, mais également parce que… enfin, le hasard pouvait faire que… un vivant… sans oublier qu’ils mangeaient aussi les chiens. Dans le quartier bordant Canal Street on leur attribuait la disparition de passants, ils semblaient concentrer leurs activités sur la ligne de Lexington et il me fut donné un jour d’en apercevoir enfin un, tout du moins ce devait être l’un d’eux, il sauta du quai inférieur de Broadway-Lafayette directement sur les rails, passant soigneusement au-dessus du troisième, le fameux rail porteur d’électricité. Oui, parce que si tu touchais ce rail non seulement les étincelles jaillissaient et tu étais carbonisé à l’instant, mais, tu sais, tes bras et tes jambes gonflaient jusqu’à l’explosion finale. Peu ragoûtant. Et pourtant je me mis à sa poursuite. Pas de place pour marcher. Si une rame était arrivée… - Je tendis l’oreille dans l’obscurité. Très difficile à pister, le type était très malin, on entendait à peine ses pas. Mais les miens sûrement. J’arrivai à un catwalk, je dus longer et descendre des escaliers métalliques peu fiables dans des sortes de puits bourrés d’électronique, des conduites comme des artères, système mécanique semblable à un organisme vivant, la chaleur montait : dans ces puis de Netherworld il faisait toujours quatre degrés de plus qu’à la surface. Une fois là on voyait une nouvelle faune : de larges cocons protégés par une sorte de fin tissu blanc étaient accrochés aux parois, c’était en fait des appliques murales de style Art déco. De temps en temps des étincelles jaillissaient.Bild-100 Mais d’où tiraient-ils cette électricité ? J’ignorais tout des maîtres bâtisseurs, des chantiers, des nouveaux francs-maçons qui vivaient sous la terre, de la cathédrale qui avait été construite sur ces bases. Et voici que soudain je me vis cerné par une vingtaine au moins de ces taupes humaines armées de coup-de-poing, de chaînes, de briques. « Je vous apporte un fusil », dis-je. C’est ainsi que je gagnai leur sympathie. Et ils consentirent même à m’accueillir. Ils dirent que je pouvais rester parmi eux ; désormais je n’aurais le droit de revenir à la lumière du jour qu’avec leur consentement. Seul Jim fut contre ma présence, dès le début.

À peine m’étais-je débarrassé de Meissen que, débordant d’une joie mystique, je me jetai sur ma stout. J’étais libéré. Ma situation ressemblait à une rédemption, car libéré était un mot bien faible pour qualifier mon état. Je ne suis pas du genre sentimental, c’est vrai. Je refis un signe de tête au patron du bar et je quittai le Moley Wee. Les brutes tournaient justement au coin de la rue. Je ne leur dis rien, leur fis un signe du menton pour leur indiquer le bar ;Bild-101 ils savaient où ils pouvaient empocher la récompense. Au passage ils me mirent deux clefs dans la main. Et un clef carrée. J’ignorais à quoi celle-ci pouvait bien servir. Ils l’avaient prise dans les poches du type. Ils me cachaient sans doute d’autres choses qu’ils avaient volées au passage, mais ça m’était égal. De toute façon j’étais certain qu’ils surgiraient à onze heures et demie du soir devant LEGZ DIAMOND’s pour me faire cet autre plaisir tant attendu ; ensuite j’avais l’intention de me taper la petite encore une fois. Je lui parlerais peut-être à l’occasion de l’état délabré dans lequel son mec se trouvait. Et je la paierais avec son argent à lui. Et quand je reviendrais à l’hôtel, Duschkin ne me ferait pas attendre longtemps. Je devrais à l’évidence m’arranger avec lui. J’avais besoin de faux papiers. Au fait, pourquoi pas au nom de Meissen? Gottfried Meissen, ça ne manquait pas d’allure. Meissen allait ainsi se faire la réputation d’un homme dangereux. J’étais intimement persuadé que son espérance de vie offrait des perspectives très restreintes. Mais dix ou quinze ans d’une vie pareille revenaient au moins à quarante ans d’une existence d’avocat. Je rejetai la tête en arrière et dans mon excitation j’éclatai de rire contre la pluie. Les gouttes froides tombèrent sur mes dents. J’ouvris la porte du MANHATTAN INN’s, fis un chèque au niais Japonais et emmenai mes bagages comme prévu de l’autre côté au STAR HOTEL. La porte d’entrée était fermée mais une des clefs ouvrait, évidemment.
Meissen avait à peine touché à ses affaires et il n’avait rien rangé. S’était simplement changé. Il n’avait même pas touché au désordre étalé sur le lit. Je fus obligé de le faire moi-même. Je déposai soigneusement le tout sur la commode. Y compris ses vieilles fringues. Je plaçai le revolver dans la table de nuit. Je ne me souciai pas du tout de l’argent. M’allumai une cigarette. Fumer me plaisait de plus en plus. Mon regard tomba sur l’insecticide. Je pulvérisai préventivement le produit un peu partout. Tiens, Meissen n’avait pas apporté de miroir ? Je m’accroupis devant la commode et grimaçai pour trouver les rictus qu’il convenait d’arborer avec une cigarette au bec. La pluie se remit à tomber à verse, pluie sur la 8th Avenue, pluie sur le Madison Square Garden et pluie encore sur les junkies les putains et les clochards.


Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel

[>>>> Chaptitres 50 & 51.
>>>> en Allemand.
ANH, Le Roman de Manhattan, page de titre <<<<
Alban Nikolai Herbst, In New York, Manhattan Roman.]

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[Chapitres 50 & 51 (1ère partie) <<<< là.]

Bild-107-REVLONSky se traîna le long des boutiques des cafés des sushis des agences bancaires, ensemble hygiénique de pierre de verre luisant de propreté, les énormes embouteillages se dissolvaient dans la circulation nocturne habituelle. On attendait que le feu passe au vert dans la 5th Avenue. Dieu soit loué la pluie avait cessé. Tiens : Nabokov. Sky connaissait ce nom parce que Jim le lisait tout le temps, sur son catwalk petit podium dressé contre son matelas à la lumière de l’ampoule dans le condo ; celle-ci se balançait légèrement quand le métro passait. Ada ou l’ardeur, Jim ne permettait à personne d’y toucher. Si Sky lui avait dit qu’il y avait une exposition dans le magasin de luxe néoclassique de la Public Library, peut-être que Jim ne lui aurait pas cogné dessus. Oui, mais enfin le problème aurait été alors : où trouver les pognon pour payer l’entrée ? Les types postés là t’auraient viré à coups de pompes dans le train et tu aurais atterri au bas de l’escalier. Quant aux mecs de la 5th Avenue ils t’auraient piétiné en te passant dessus. Aucun livre au monde ne justifiait un tel traitement. L’énorme arrondi du gratte-ciel scintillait dans les tons bleuâtres, on voyait à l’intérieur des reflets des fenêtres d’autres immeubles et on lisait en grosses lettres huit fois grandes comme un homme : REVLON et Bryant Park, entouré de grilles, n’avait d’ouverture que sur la 6th Avenue. La prairie était sombre pas une chaise et pourtant des gens flânaient encore là contournant les flaques du chemin pavé sous les réverbères sous les platanes, longeant les colonnes arrondies des balcons, transistors, sifflets au passage de fille de jeunes femmes qui avaient relevé leur col jusqu’au-dessus du menton : arrête de me draguer gamin ! Elles allaient et venaient avec une arrogance qui frisait la provocation, petites fenêtres éclairées pour la surveillance des appartements de luxe bâtis comme des castels, passages voûtés, milliers de maisons en construction sur le bord du menu parc qui montait vers le nord. Quelques amoureux quelques poubelles arbustes décoratifs, le terrain donnant sur la 6th Avenue agrémenté de deux kiosques laqués de vert Pasta Foccacia, et là-bas enfin les marches qui descendaient vers le métro. Sky connaissait une entrée qu’on pouvait toujours prendre, parce que Smithey vous laissait passer pour quelques cents, guidant même les passagers du métro vers un raccourci qui passait par sa chambre à coucher ; « Oui, vous longez là, ça va plus vite », et une fois arrivé… on escaladait de biais son matelas enroulé, sans un regard pour le morceau de bougie qui se dressait sur la boîte en carton goudronné. En se retournant, on aurait pu remarquer les quelques marches métalliques que Sky s’apprêtait à descendre. Une fois en bas, une porte d’incendie vous barrait le passage et c’était là bien sûr qu’on avait besoin de la fameuse clef carrée. Mais elle était sans doute ouverte puisque l’accès aux condos par le sous-sol du quai 100 de la gare était maintenant barré. Sky n’était pas le seul spectateur du concert à avoir été gêné par l’intervention de la police. La grille d’incendie en effet n’était pas seulement déverrouillée, elle était grande ouverte et dans le clair-obscur de la station de métro on devinait les ténèbres au loin. Et c’est là, dans l’obscurité, que s’enfonçaient les gens empressés, aspirés sans cesse par la nuit : quelques CHUD faisaient des signes sur les côtés agitant leurs mains et leurs mouchoirs crasseux, dirigeant ce fleuve humain vers l’intérieur sans distinction, qu’ils aient de l’allure ou non, qu’ils soient couverts de merde, en haillons ou sapés comme des milords. On voyait même des pompiers, et plus incompréhensible encore des cops, comment pouvait-on laisser passer des mouchards dans un endroit aussi secret ? « Vite, vite, allez, dépêchez-vous ! » Tout le monde était surexcité, des sentinelles avaient été expédiées vers la surface pour surveiller les accès au cas où le Department débarquerait. Les flics en fait n’avaient rien remarqué, ils restaient concentrés à Grand Central Station, ne se doutant pas que nous avions ouvert les couloirs partout à Manhattan, que Netherworld faisait aujourd’hui une opération portes de secours ouvertes ; derrière, l’infini. – Au fait, tout ces gens avaient-ils une idée du lieu où ils se rendaient ? S’ils avaient été seuls, qui aurait eu le courage de pénétrer dans ce royaume sans être épouvanté ? Aucune importance. Il en entrait tellement que l’odeur aigre de nourriture pourrie ne pouvait plus rebuter personne, cette puanteur qui régnait derrière les portes métalliques (elles avaient grincé affreusement lorsqu’on les avait ouvertes mais personne n’y avait prêté attention) tous les visiteurs la remontaient avec eux jusqu’en plein air, comme si les miasmes des eaux usées restaient collés aux parois des narines. Pour s’en débarrasser il fallait davantage qu’un rhume, c’est à coups de lavages qu’on expulserait tout ça, y compris les excréments les molécules la sueur l’urine, les restes de crasse, traces humaines, on devait s’en vider même à l’air libre, les os n’étaient alors que de la bouillie pour les rats. C’est ça qu’ils affrontaient tous et ils y allaient ! Pas seulement les plus miséreux, non, on voyait aussi des gens de la haute, des stars de cinéma des artistes réputés des banquiers et même venus de midtown des orfèvres des fourreurs, les voleurs du Barrio la mafia de Chinatown et tout le sud-est russe de Brooklyn Odessa les types bien sapés de Soho, tous allaient vers Washington Square direction Morningside, des femmes simples avaient crêpé leurs cheveux et les avaient remontés sur le sommet de la tête, des bandes de jeunes roulaient des hanches, Latinos aux piercings d’Alphabetcity, flot poussé par la dépression de Loisada. Ils se pressaient là, unis dans une culture arrogante et qui creusait des distances avec le chic mondain et East Side Park, dont des bodyguards assuraient la progression, eux et leurs petits chiens tachetés qui tiraient sur des laisses ornées de paillettes, dans le nœud qui enserrait un chihuahua brillait un bijou, tout de monde poussé par des rockers et des rockets, des punks et des petticoats, des dreadlocks et des dandies, rednecks, brokers, caballeros – ils passaient au-dessus des catwalks et empruntant des échelles ils s’enfonçaient encore : on devait traverser des voies, faire gaffe au rail électrifié, mais personne ne s’y prenait les pieds. Des guides attendaient aux bons endroits au cas où un train approcherait car eux seuls pouvaient l’entendre : ils avaient l’ouïe aussi fine que celle des chauves-souris, on aurait dit qu’ils s’étaient croisés avec elles et que c’était ce qui les avait rendus aveugles, et pourtant ils étaient aussi habiles qu’elles, aussi souples même que les antilopes qui hantaient les grottes, on ne s’apercevait jamais que l’un d’eux était à proximité. Un murmure se propagea dans la foule dès qu’elle entra dans le silence. Des montagnes de pierre s’arrondissaient en voûte. Les voies étaient faiblement éclairées par des flambeaux, puis scintillement soudain. Dans des tuyaux latéraux on pouvait découvrir des joyaux, un parfum en montait comme les esprits des eaux : ça flottait un moment au-dessus de toi et le miroitement s’effaçait. Il était maintenant à des années-lumière derrière toi. On n’entendait plus que le crissement qui montait des semelles de centaines de gens ; parfois on percevait un éclat de rire libérateur, les stalactites se succédaient dans les canaux latéraux avant de disparaître. D’épaisses couches qui avaient coulé comme un tapis issu de la roche traçaient le chemin ; de nombreux renflements naturels supportaient des éclairages qui étaient parfois de simples bougies. De nouveaux éboulements. Là-bas le couloir s’abaissait encore. Allait-il falloir ramper ? Devrait-on en laisser quelques-uns en arrière ? Des chiens aboyèrent, une déviation avait été creusée à même la paroi, joints impeccables : c’était les premiers signes visibles du travail de construction de Neill, c’était ici que commençait Under Manhattan. Mais aucun panneau aucune indication, personne ne se doutait de la présence de ce nouveau monde. Under Manhattan se cachait sous Netherworld et ne le touchait que par endroits. Dans quelques années seulement Netherworld serait écrasé entre Under Manhattan et le Manhattan extérieur. Il n’y aurait plus que les tunnels du métro, les tuyaux des canalisations et ceux de l’alimentation en eau ne seraient plus habités : on y pousserait seulement tout individu qui ne se déclarerait pas pour un des deux côtés – le côté ombre ou le côté lumière (au fait où est celui-ci et où est celui-là ?) On abordait enfin les premières marches et on débouchait aussitôt sur l’espace prévu. Mais sur quoi marchait-on ? Le sol était tiède, comme s’il avait été chauffé, on avait tout fait pour que les visiteurs n’aient pas froid. Étonnant. Presque tous voulaient s’arrêter et regarder mais on était plongé dans l’ombre, sans parler de la foule qui poussait sans arrêt. Il avait bien fallu trois quarts d’heure pour faire le chemin, mais soudain une lampe halogène lança un éclair vers une grotte, en bas un duo de jazz se mit à répéter, trompette et batterie, suite de petits morceaux. On avait reproduit là, en bas, le Carnegie Hall qui se trouvait au-dessus, et on y accédait par le haut ; mais comme sur cette vallée de musique l’entrée n’avait pas encore été refermée, on pouvait en tendant l’oreille percevoir le grincement des rames de métro qui passaient à hauteur du ciel. Impossible de comprendre ce qui se passait : arène gigantesque et toutes ces rangées de sièges le long de la pente jusqu’à la scène. Symphonie des mille : énorme quantité de petites chaises placées devant les pupitres et Michael Mantler en personne, lui et Nick Mason faisaient des essais pour musique de chambre mais ce n’était que recherches de sons et de rythmes, tout était si beau : et voici Jack Bruce qui s’avance à travers les rangées de sièges, s’empare du micro et vers ceux qui entrent en foule il chante de sa voix rauque et mélancolique « alone in the mud yes the dark yes sure yes panting » sonorités vibrantes qui s’étirent : « someone hears me no one hears me » : le visiteur est alors tellement ému qu’il se tait. Il est frappé de mutisme, à cause de la batterie sans doute. Dans les passages supérieurs quantité de portes laissent déferler le flot et une fois entré on sent que le silence vous saisit. Tandis que les trois musiciens improvisent, là-haut le flot humain ne tarit pas. À gauche de la scène arrondie, une loge illuminée entourée de verre qui permet aux spectateurs de voir sans être vus, et là sont installés Neill et ses entrepreneurs ses financiers et trois filles de LEGZ DIAMOND’s : parmi elles trône Lissy enlaçant le boss, un jeune gars plutôt mignon auquel l’héritage et le destin ont donné un corps mince et élancé. Il a loué les filles chez Martha, et c’est ainsi qu’il a été informé du concert souterrain et de la prestation possible de Maestro Chopstick et de Mantler… Martha avait simplement haussé les sourcils, quelle idée excentrique ! Puis elle s’était amusée de l’oisiveté heureuse des Mole People. C’était une entorse supplémentaire dans la mémoire de la rebelle noire, mais elle avait laissé toute liberté aux filles… elle savait que de toute façon il ne sortirait rien de tout cela, puisque Olsen gisait sur son lit de malade, dans une maison pour les pauvres et que de sa vie il ne soulèverait plus jamais aucune baguette chinoise. Mais que sait-elle en vérité de l’espérance que l’homme fragile et tremblant met dans ces êtres humains ? Les gens du Carnegie Hall l’ont remarqué, il y a quelque chose qui cloche : où est donc le Maestro ? De plus, les deux tiers des musiciens ne sont toujours pas arrivés. Tandis que Bruce entonne « a few words yes a few scraps yes », l’orchestre se remplit lentement de musiciens aux corps détruits, avec les basses bass drum vêtus de lambeaux, épouvantails, handicapés, déformés par les coups. Des enfants qui n’ont jamais vu une école et des femmes un mari. Accros au crack, sidéens malades jusqu’aux yeux, et ces patients de l’asile psychiatrique de l’État qui, il y a quelques années, furent jetés à la rue parce que le City Council ne s’intéressait plus aux affaires sociales, Guiliani the Yerk, des hommes tremblant, balbutiant, tanguant devant leur mauvais alcool, glorieux produits de la prohibition, logés dans les cages à lapins d’un brun merdeux du Lower East, des centaines de mètres de misère de logement sociaux et cela à deux pas de Wall Street, du Brooklyn Bridge bâti pour des touristes qui s’ébahissent et crient « Aah ! » et « Comme c’est superbe ! » quand ils aperçoivent un pigeon planant au-dessus d’East River et de l’Hudson : bon, et alors ? ON S’EN FOUT ! Quel mensonge ! MENSONGE ! Car par la suite personne ne parlera de ce qu’il a réellement vu : les yeux rougis embués des larmes des mères, les enfants roués de coups jusqu’à devenir des loques, les Latinos de Loisada Je serai là où on joue du couteau et du revolver

«He brought her to a low place
He sold her to a drunken brute»

De nombreuses places étaient encore inoccupées, et déjà ces épaves sortent les instruments de leur étui, les accordent, sonorités inouïes nées de leurs doigts déformés ! D’autres improvisant sur leurs instruments à vent, larges courbes dessinées dans l’air par Mantler, percussions de Mason rythmant les syncopes, inconcevables, et tous ceux qui entrent le sentent immédiatement, l’espace en est rempli, l’arrivant en saisit d’emblée l’écho : sonorités, notes, accords, tout concourt à élargir le souffle, à libérer l’oppression qui serre la poitrine, vrai miracle. « Ladies and gentlemen, haw you doin’ ? » dit une voix venue d’en bas, c’est celle de Bruce dans le micro, rudes accents vibrant dans des haut-parleurs invisibles. « We’re glad to welcome you listen to a wonder ! Ladies and gentlemen not to say : friends : This is Netherworld. Netherworld under Manhattan!” Le chant reprend :

« When I run when I run when I run over the grass »,

et c’est Sky qui entre maintenant porté par le flot… stupéfait il fixe bouche bée le hall gigantesque, ce ne sont pas des lustres de cristal qui descendent du plafond, non, ce sont des stalactites lumineuses, quartz rose cristal bleu, séparées par des arcs-boutants d’acier, lumière à foison, il n’aurait jamais cru cela possible. Pourtant il a habité lui-même le tunnel. Évidemment ils avaient évoqué ce Under Manhattan pendant ces longues nuits où tu es au bord de l’épuisement et que Schacky est trop faible désormais pour ôter l’ampoule de l’éclairage de secours et la visser au-dessus de leur grabat, c’est ainsi qu’on a chassé l’angoisse de l’obscurité en se racontant des histoires d’épouvante. Il faisait bien chaud, la tête de la ville est bien au-delà, très haut, puis viennent le cou les épaules et les clavicules qui ne sont rien d’autre que les rues, on entend encore respirer les poumons du métro, et te voilà bien au chaud dans les entrailles et les battements du cœur résonnent dans les tuyaux d’alimentation. On n’est plus sûr de rien : ce mur existe-t-il vraiment ? cette goutte qui tombe, provient-elle du système d’arrosage ? et les voix que j’entends viennent-elles d’en bas ou d’en haut ? et s’installent alors des rêves comme il en vient quand on est fiévreux, il naissent de l’ennui et permettent de passer le temps. Voici quelqu’un – était-ce Josie ? – qui prétend être descendu jusqu’au septième niveau : à cet endroit la civilisation s’arrête et c’est l’évolution seule qui a creusé les cavités de granit. On y voit couler une eau qui jamais ne jaillit et où nagent des poissons aveugles et inconnus, il y a des lézards ou des insectes on ne sait pas exactement, en tout cas ils n’ont pas de goût. Et Josie prétend qu’elle y a trouvé une porte ; pas un passage, une vraie porte ! Derrière, elle a vu s’ouvrir une ville avec ses rues ses maisons son éclairage public ses boutiques, mais elle n’a vu personne : Josie affirme qu’elle est la première femme – elle se reprend et dit en riant : le premier être humain – qui y soit jamais entré ; mis à part bien sûr ceux qui l’ont construite. Nous ne l’avions pas crue, mais l’histoire nous avait plu, avec ses hamburgers qui cuisent tout seuls, comme dans les Walt Disney où les frites sautent d’elles–mêmes dans l’huile bouillante.
Que se passait-il soudain en contrebas ?
La musique avait cessé, les musiciens parlaient ; est-ce qu’ils se consultaient ? Tandis que les rangées se remplissaient de plus en plus, le flot de spectateurs ne tarissait pas, nombre d’entre eux avaient marché très longtemps, refoulés dans les gares, ils avaient pris la direction du nord, du sud, ne sachant où aller. Ils avaient pénétré dans une station de Lexington Line, à l’endroit précis où il faut se méfier des monstres du tunnel qui chassent les noctambules attardés. Mais ce soir-là l’entrée était gratuite, on dirigeait les jeunes gens avec leurs battes de base-ball à la ceinture ou sur l’épaule, crasse nouée dans les dreadlocks, on les faisait passer dans des conduites d’aération énormes, très impressionnantes, et qui devaient dans la journée laisser entrer la lumière du jour à travers les grilles, mais qui dans l’obscurité du moment étaient seulement éclairées par des lanternes d’urgence, lumière verte qui donnait à tous des visages de noyés. Tout à coup au-dessus des accents profondément mélancoliques issus des pulsations des drums on entendit monter les harmonies claires des cordes, on aurait dit des fanfares. Elles préparaient à une autre musique, interrompant la plainte pour la remplacer par la fête : une fête de vie qui repoussait la misère à l’intérieur du crâne, après un prélude, la musique se précipitait au-dessus des ruisseaux dévalait vers le thème principal orné des traits perlés d’un jeune pianiste bien enveloppé, et retombait du la majeur conciliateur dans une cadence d’une richesse d’invention éblouissante. Il y avait désormais suffisamment de musiciens pour que chacun montre ce que pendant des mois de répétitions – nombreux étaient ceux qui auparavant n’avaient jamais touché un instrument de musique – le Maestro leur avait enseigné avec ses chopsticks, leur faisant reprendre inlassablement les mêmes morceaux. Puis, d’une voix douce, Bruce reprit : « Welcome to a wonder… », et Mantler fit souffler sur Mozart une légère brise de trompette, qui s’éleva à la limite de l’inouï, passant sur les nuques comme une haleine légère dont l’origine était insaisissable. Fermeture hermétique des fenêtres et des ouvertures du plafond. La petite pause précédant l’andante ne laissa monter aucun bruit. En bas, les musiciens en guenilles osaient à peine regarder leurs voisins ou devant eux, oui, leur chef n’était pas là. Peut-être pleuraient-ils, difficile à dire. Toujours est-il que le jeune pianiste, à peine sorti de la puberté, joues rouges et grasses, s’essuya les yeux du revers de la main avant d’attaquer le deuxième mouvement. Doucement de nouveaux musiciens en haillons les rejoignirent, ils s’installèrent, sortirent leurs instruments, les déposèrent sur leurs genoux dans l’attente d’une voix qui leur intimât l’ordre de jouer. Tout le monde le savait : le Maestro ne viendrait plus. Si Olsen n’avait pas paru dès le début, il ne restait plus aucun espoir de le voir paraître. Il lui était arrivé quelque chose, inutile d’ergoter plus longtemps. Le seul hommage digne de ce nom était de jouer une musique de vie. Et c’est ainsi qu’ils jouèrent, unis et sans autre direction que leur oreille intérieure, on pouvait parfois entendre des pleurs sur les gradins, il y eut même un rire. Sky s’était installé sur une marche de l’escalier, avait plongé sa tête dans ses mains, coudes plantés sur les genoux, et c’est ainsi qu’il écouta. Welcome to a wonder : qui nous avait appris à jouer aussi bien, nous les maladroits, les pestiférés, oui, qui guidait notre main notre archet ? Qui était parvenu à faire courir notre main gauche sur le manche, comme si nos doigts n’avaient jamais été gelés, comme s’ils n’avaient pas été brisés des milliers de fois sans compter les ongles arrachés et les blessures qui suppuraient longtemps ? Ce n’était pas dans l’espoir en une quelconque justice ni dans la croyance en un au-delà, il y avait belle lurette qu’ils en avaient fait leur deuil, mais alors où ces êtres puisaient-ils leur force sinon dans leur foi en la vie elle-même ? Qui avait versé en eux cette ardeur à suivre à travers la bourrasque et les écueils ce rire cet appel : un drôle de vieux type nommé Olsen, qui était la risée du monde musical de New York ? Était-ce vraiment le même homme ? OU quelque chose – ou qui? – transmis à travers lui ? Accord final. Do majeur.

ENTRACTE
(Applaudissements, hésitations, misterioso –
Applaudissements, molto energico –
Les premiers auditeurs se lèvent –
Applaudissements, morendo, derniers bravos)

La plupart restèrent assis, d’autres très excités se mirent à courir dans tous les sens. Y avait-il des reporters dans la salle ? D’habitude les journalistes étaient toujours là… On était simplement sans voix. Et ce que faisait Neill dans sa loge – le fait même qu’il fût présent- n’avait aucune importance. Une première rumeur traversa le public : on affirmait que Maestro Chopstick avait été arrêté par la CIA ou le FBI, mais ceux qui colportaient la rumeur ne pouvaient pas donner de détails. Puis on affirma qu’il avait simplement été percuté par une voiture. Le clochard avec les baguettes chinoises. Vous êtes sûr ? J’étais moi-même à ce moment-là à la God Shepherd Church. Il n’était pas un peu alcolo ? Un jour je l’ai vu devant le Met. Il a dû tomber parce qu’il avait trop bu. Rires. Il s’est perdu dans les souterrains, et maintenant il dirige les rats. Rien que des regrets du même genre. Sky ne savait pas de quoi les gens parlaient, il était assis dans son coin et il songeait : voilà, c’est pour ça que tu as vécu, c’est pour ça que tu as traversé ces épreuves pendant toutes ces années, c’était pour que tu assistes à ça. Il était heureux. Mais il ne savait pas qu’il l’était. Le mot et encore moins son sens n’avaient jamais pénétré son esprit. Son unique souhait était que cette soirée ne prît jamais fin. Il aurait aimé mourir pendant le concert tant la vie à ce moment-là lui semblait proche. Il se rendit compte qu’un Noir était assis à ses côtés, mais cela lui était égal, et même il ne put s’empêcher de sourire. Un travailleur social aurait pu aussi bien s’y installer, et même peut-être un cop, pourquoi pas ; enfin pour le cop il n’en était pas certain à cent pour cent. Et il ne se doutait pas de ce qui allait suivre. Le Noir le regarda dans le blanc des yeux, et Sky aperçut des filaments rouges au bord des paupières. En fait, pensa Sky, c’est une peau merveilleuse. Et il aurait bien aimé la toucher. Mais il n’osa pas. Le Noir fit un signe de tête. Sky lui répondit aussitôt. Ils se regardèrent longtemps dans les yeux. Puis Sky ne put résister davantage et il se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.Le-Roman-de-Manhattan-FR-Titel





[>>>> Chapitre 51 (3ième partie).
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